Pieux Mensonge

Articles
  • Récits

  • 5 décembre 2024

Temps de lecture

6 minutes

392 AC

Cling-cling-cling.

Je me faufile entre les machines à sous qui cliquettent, tintent, carillonnent. Le hourvari est assourdissant : des sonneries intempestives, des trilles cacophoniques, le bruit des jetons qui tombent dans les gobelets et les compartiments métalliques... Comment font les gens pour supporter tout ce tintamarre, pour ne pas finir hébétés après quelques minutes seulement dans ce raffut de chaque instant ?

Mack, lui, semble dans son élément, observant avec cupidité les sous qui s'échangent, les pièces sonnantes et trébuchantes qui cascadent çà et là en jacassant.

"L'argent n'est qu'un moyen d'atteindre ses objectifs, Mack, pas une fin en soi", me permets-je de lui rappeler. Mais rien n'y fait. Son attention est totalement accaparée par les Fleurons qui pleuvent et s'agitent sous ses petits yeux cupides.

Mack.

Mon Alter Ego se tourne dans ma direction suite à mon admonestation psychique, soudain tiré de ses rêvasseries prosaïques. Je tire une petite bourse de ma poche et la lui tends. En me gratifiant d'un impétueux rictus, il chipe mon porte-monnaie et détale vers la machine vacante la plus proche. Je secoue la tête. Le connaissant, je ne reverrai probablement jamais cet argent.

Je regarde autour de moi. Il était curieux que l'Amirale Singh ait toléré que certaines maisons de jeux de l'Ouroboros restent ouvertes. Peut-être le Clan Kasirga avait-t-il insisté ? Ou bien avait-elle conclu que les Corps expéditionnaires avaient besoin de ce genre de distraction pour endurer le péril de leur odyssée ? Qu'importe la raison, le casino de la Sahanka tournait à plein régime en cette heure tardive. Le départ imminent vers le véritable Tumulte n'était sûrement pas étranger à cette effervescence de dernière minute.

Roulette, poker, blackjack, craps, baccara... Les tables sont bondées, l'atmosphère fébrile.

"Faites vos jeux", annonce non loin de moi un croupier en lançant une bille. "Rien ne va plus", poursuit-il quelques instants plus tard pour clôturer les mises.

Du coin de l'œil, j'aperçois le Général Vong se prélasser à une table, en compagnie de ses proches officiers. Il va me falloir surveiller cet individu de près, au vu de ses accointances politiques. Un peu plus loin, je vois celui que l'on nomme Subhash s'ébouriffer les cheveux, après avoir perdu une nouvelle mise. Étrange qu'il soit ici. Je me serais attendu à le voir au tripot que les gars de l'Axiom ont installé clandestinement au sein du petit hangar...

Mais je ne dois pas me laisser distraire. J'ai un rendez-vous d'importance à honorer. Je compte sur Mack pour laisser traîner son oreille, ce qu'il ne manquera pas de faire de toute manière. Si une chose pouvait attirer son attention autant que le grisbi, c'était bien les ragots et les commérages en tout genre. Je le vois bondir de sa chaise et agripper de tout son corps le levier de la machine à sous pour l'abaisser, avant d'effectuer une cabriole le temps que les chiffres et les symboles défilent devant les billes noires de ses yeux.

Au loin, le rire tonitruant d'Asmodée résonne, alors qu'il ramasse toutes les mises. Je profite de ce que toutes les têtes sont tournées dans la direction du démon pour tirer discrètement ma révérence par une porte dérobée.

Je passe non loin des cuisines, où des cohortes de marmitons et de popotiers s'affairent sous l'œil vigilant du maître-coq. Aux pétarades enfiévrées des machines à sous succède le tohu-bohu des vaisselles, des casseroles et des poêlons. Je sens la chaleur des fourneaux, entends le bruit des couteaux qui martèlent la surface des planches à découper. Dans l'air flottent des odeurs d'épices, d'herbes, de légumes et de viandes en train de rôtir, de mijoter, de fricasser.

Les fours de pierre ont été confectionnés pour ressembler à des visages stylisés, dont la bouche s’ouvre pour accueillir les aliments à cuire. Des soufflets en accordéon se gonflent et se rétractent comme des poumons en train d'inspirer et d'expirer. Tout ici, au sein de la Sahanka, est baroque, inconstant, fleure le chaos. Mais contre toute attente, tout semble miraculeusement fonctionner comme sur des roulettes. Il y a quelque chose de fascinant dans cette organisation désorganisée, cette logique illogique.

Mais même si ce spectacle m'émerveille, je ne m'attarde pas plus que nécessaire. Les coursives de l'Ouroboros serpentent dans l'obscurité. Ce ne sont pas des galeries régulières, comme pourraient l'être les corridors du Bastion Axiom. Tout ici est tordu, biscornu, cabossé, rapiécé. Les tuyaux que je suis méticuleusement chuintent, grelottent, glougloutent, respirent. Les couloirs s'évasent, se contractent, descendent et remontent. J'ai l'impression d'évoluer dans des boyaux, dans le ventre d'une bête.

Il y a de quoi se perdre au sein de ces travées fantasques. Mais je connais mon itinéraire, je l'ai mémorisé avant de venir. C'est pourquoi je trouve sans mal la petite porte bleue qui signale que je suis arrivé à bon port. Je regarde derrière moi pour voir si quelqu'un me suit. Mais seule la pénombre m'entoure. De toute manière, si un individu s'était mis à me talonner, j'ose espérer que Mack m'aurait averti.

Évidemment, grand-père. Qu'est-ce que tu crois ? entends-je dans ma tête. Je souris et pousse le portique à la peinture écaillée.

La fraîcheur du lieu contraste soudainement avec l'étuve des galeries. En face de moi se déploie à perte de vue un immense espace, au plafond si haut qu'il est noyé dans les ténèbres. Des rangées et des rangées de grands pylônes retombent depuis la voûte pour plonger dans des eaux limpides et turquoise. Nous sommes probablement dans le réservoir d'eau potable de la Sahanka.

Autour de moi, des myriades de gouttelettes chutent depuis les hauteurs. Elles percutent la surface de l'eau de manière éparse, provoquant toute une palanquée d'ondes qui se percutent, se mélangent, s'enchevêtrent. Leur plic-ploc est assourdissant, décuplé par mille réverbérations, accentué d'autant plus par le silence environnant.

Je referme la porte derrière moi, et ce soudain fracas se met à résonner partout, à rebondir contre les parois, à zigzaguer entre les colonnades et les poutrelles. Lorsque l'écho se dissipe enfin et que mes yeux finissent par s'habituer à la noirceur, je me mets à avancer sur la passerelle, en direction de la lumière bleutée qui émane de la plate-forme centrale.

La lueur provient d'une lanterne kélonique. Mais si cette dernière peine à percer la nuit perpétuelle de ce lieu caché, elle parvient tout de même à éclairer le visage de mon interlocuteur ; de mon ami : Avkan, pour quelques semaines encore, Basileus d'Asgartha.

"J'ai bien reçu tes missives, vieux frère, me dit-il en guise de salut.

— Tant mieux."

Je fais mine de regarder autour de moi.

"Intéressant lieu pour cette entrevue. Difficile à atteindre de surcroît.

— En effet. Esmeralda m'a raconté que l'Ouroboros recelait de nombreuses cachettes secrètes comme celle-ci, réplique mon vieux camarade. C'est par l'Altération et l'Ignescence que la Sahanka est née, et non la science. Et j'ai l'impression que je ne dois pas essayer de comprendre comment ce lieu fonctionne vraiment, si je veux garder un tant soit peu de santé mentale."

Je me permets un sourire.

"Je ne pense pas qu'il est sage de vouloir comprendre les Altérateurs du Clan Kasirga."

Il m'enserre dans une chaleureuse accolade, me tape l'épaule tout en me regardant dans les yeux. Je vois que ses traits sont tirés derrière sa barbe et ses sourcils broussailleux.

"Des tracas à Arkaster ?

— Rien qui ne soit pas en cours de résolution, lance-t-il d'un ton rassurant. Ce qui m'inquiète, c'est tout ce temps libre qui se profile soudain à l'horizon. Que vais-je donc en faire ?

— Du jardinage ? De la menuiserie ? Plaisanteries mises à part, je pense que ce temps libre n'est qu'une illusion. Ni toi ni moi ne sommes hommes à rester oisifs bien longtemps..."

Il me sourit de nouveau et, dans la lumière bleutée, je vois soudain les profondes rides qui s'évasent depuis la commissure de ses yeux.

"Détrompe-toi, cher ami. Je compte bien profiter de ma retraite."

Je le toise, un peu perplexe. Il perçoit mon trouble, bien évidemment.

"J'ai fait ce que j'ai pu, poursuit-il. Mais il arrive toujours un moment où on doit lâcher prise, et laisser voguer ce qu'on a bâti. Je ne veux pas servir de béquille à chaque fois que l'Effort de Redécouverte sera en difficulté. Il se doit d'exister par lui-même, de voler de ses propres ailes."

Je me mets à contempler les ridules concentriques qui éclosent sur les eaux.

"Est-ce bien sage, Avkan ? L'Effort de Redécouverte est encore un colosse aux pieds d'argile. Nous l'avons érigé autour d'une chimère, d'un tour de passe-passe."

Il soupire, prenant en considération mes paroles. Je l'observe en silence alors qu'il contemple les gouttes pleuvoir depuis la canopée de pierre. Je poursuis face à son mutisme.

"Quand nous aurons rallié la Cité des Sages, il se peut très bien que tous s'aperçoivent de la supercherie ; que tout le monde se rende compte que cette soi-disant Source du Tumulte n'est qu'une fabrication.

— Tu n'as pas toutes les clés en main, Waru."

Je le dévisage, tout à coup interloqué.

"Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je sais ce que je sais. Je suis l'artisan de ce stratagème. Je suis celui qui a engagé les faussaires, payé les experts pour authentifier ces contrefaçons... La Source du Tumulte est un leurre, un mirage que nous avons agité comme un appât...

— Et ce pieu mensonge a mis les Corps expéditionnaires en branle, m'interrompt-il soudain. L'entreprise est désormais trop grosse pour se permettre d'échouer."

Il se tourne vers moi en prenant un air rassurant.

"Tu me connais depuis toujours. Tu sais que j'ai toujours un atout dans ma manche."

Je sens mon cœur se serrer.

"Et tu n'as pas daigné me mettre dans la confidence."

Il secoue la tête.

"Non, car ce n'était pas nécessaire. Et aujourd'hui encore, je te demande de me faire confiance. Tout ce qui importe, c'est que l'Effort de Redécouverte parvienne jusqu'à la Cité des Sages."

J'écarquille les yeux, pris au dépourvu. Soudain, les implications de ses dires s'agencent dans ma tête, comme un puzzle qui s'assemble.

"Tu sais ce qui se trouve là-bas, n'est-ce pas ?"

Avkan acquiesce.

"Je le devine, en creux. Comme ce silence que l'on perçoit à travers les échos de toutes ces gouttes qui tombent. Mais même moi, je n'ai pas toutes les cartes en main pour en être absolument certain."

Je déglutis, la gorge nouée.

"Et en creux de tes paroles, je devine quelque chose qui m'emplit de crainte et de confusion."

Les yeux d'Avkan se voilent d'un semblant de tristesse. Ou est-ce du regret ?

"La réalisation qu'en fin de compte, je n'ai jamais été qu'un simple exécutant ?"

Malgré la fraîcheur de la cavité souterraine, je sens ma peau se couvrir de sueurs froides. Durant toutes ces années, j'avais pensé que nous étions en totale maîtrise de notre plan. Que nous en étions les architectes. Comprendre que je n'avais été que le jouet d'Avkan, et que lui aussi n'avait été qu'un pantin dansant sur les fils d'un autre marionnettiste me faisait froid dans le dos. Je ressens de la colère, bien entendu, mais aussi une irrésistible curiosité.

"Tu en as trop dit pour rebrousser chemin, Avkan."

Le Basileus s'accroupit et effleure de la main la surface de l'eau. Des gouttes scintillantes glissent sur ses cheveux et ses épaules, comme sur mon visage et ma tunique. Sans se détourner, il se met à murmurer, comme s'il craignait la présence d'oreilles indiscrètes.

"Je sais, et crois-moi, j'aimerais pouvoir te mettre dans la confidence. J'aurais aimé faire de toi le maître d'œuvre de la prochaine phase..."

Je me contente de le fixer.

"Mais c’est un fardeau bien trop lourd à endosser, même pour toi."

J'écarquille les yeux lorsque l'Eidolon apparaît au-dessus de lui, paré de lourdes chaînes...