Waru & Mack
Lore
24 février 2024
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Le Musée Pérégrin est presque désert à ces heures indues. Ses pas mesurés résonnent au sein des gigantesques halls, habituellement noirs de monde. Il a toujours été l'un des plus éminents mécènes et donateurs de la galerie. Le fait de s'allouer un accès privilégié, qu'importe l'heure ou le jour, n'est donc qu'une simple formalité pour lui. Les mains croisées derrière le dos, il salue le conservateur en chef en arborant son sourire le plus cordial. Ce dernier lui répond d'un simple hochement de tête, légèrement gêné, sachant pertinemment qu'il n'aime pas être dérangé durant ses déambulations matinales. Puis, sans interrompre sa marche, Waru pénètre dans la section réservée aux reliques des temps anciens.
Ils étaient deux étudiants en science politique à se disputer les honneurs à la sortie de l'Université d'Arkaster. Si Waru était pragmatique et procédurier, Avkan ruun-Heshkari était quant à lui idéaliste et avec un bagout certain pour le discours et la diatribe. Ils étaient amis et pourtant rivaux, tous deux issus de prestigieuses familles nobles. Ils se retrouvaient cependant sur un point : une ambition acharnée qui les faisait viser les plus hautes instances du pouvoir asgarthi. Ils savaient que la compétition serait toujours féroce entre eux. Mais malgré leurs désaccords et leurs points de vue diamétralement opposés, ils se réunissaient souvent le soir dans un troquet du Ruzzante, pour confronter leurs idées comme des spadassins échangent des coups de taille et d'estoc.
Déjà à l'époque, Mack se dressait sur ses épaules. C'était le cadeau de son père lorsqu'il avait intégré son cursus politique, et il avait judicieusement nommé la Chimère "Machiavelli", en l'honneur d'un illustre diplomate et penseur pré-Confluence. L'hermine, à la fourrure blanche et teintée de Tumulte, était diablement intelligente, et aussi discrète qu'espiègle. Au gré du temps, elle en vint à l'accompagner partout, se cachant dans ses robes durant les cours magistraux, ou sommeillant sur sa table lorsqu'il devait étudier. Mais le soir venu, Mack se mettait à fureter partout, et revenait régulièrement avec un ou deux Fleurons dans sa gueule. De quoi payer les prochaines tournées des étudiants hilares et reconnaissants.
Ils étaient si jeunes, à l'époque, pétris d'appétit et d'orgueil. Ils avaient la vie devant eux, et la ferme intention de la croquer à pleines dents. Quand ils laissaient de côté les joutes verbales, ils aimaient parler de poésie, de littérature, de philosophie... Waru avait une passion pour l'histoire, Avkan un intérêt pour les récits des grands explorateurs. Entourés de leurs amis et camarades de promotion, ils écumaient les gargotes et les estaminets, l'esprit éméché et joyeux, parfois jusqu'aux premières lueurs impitoyables de l'aube. Mais lorsque venait l'heure de s'asseoir sur les bancs de la faculté, ils redevenaient de farouches opposants, bien décidés à prendre l'ascendant sur leur adversaire.
Cela faisait plusieurs années que certains indicateurs laissaient présager de futurs troubles : la population grandissante, les ressources limitées, les mines déclinantes, les inimitiés montantes entre les Factions... Tous ces facteurs posaient les bases d'une nouvelle crise pour toute la civilisation humaine. Avkan était convaincu que pour y remédier, et ainsi assurer la pérennité de la société asgarthi, il fallait regarder au-delà des frontières de la péninsule. De son côté, Waru était intimement persuadé que des solutions à ces défis et enjeux existaient ici-même, sans avoir à s'exposer à des périls dont on ne pouvait mesurer les conséquences. Partir avait toujours été pour lui une fuite, un aveu d'échec.
Mais cet exil n'allait pas durer éternellement. Des émissaires — messagers de personnalités politiques aux intérêts concordant avec les siens — vinrent le trouver. Eux non plus ne souhaitaient pas voir Avkan accéder au plus haut poste de l'Astérion. Eux non plus ne voyaient pas d'un bon œil l'entreprise qu'il était en train de mettre sur pied. Une cabale s'était dressée pour lui mettre des bâtons dans les roues, et Waru était un allié de poids dont ils souhaitaient obtenir le soutien. Bien entendu, il serait rétabli dans ses fonctions, avec cette fois l'influence et les ressources pour s'opposer à son rival de toujours. Le choix fut aisé pour Waru. C'était une opportunité qu'il ne pouvait se permettre de laisser passer.
Fort de ces nouveaux soutiens, Waru étendit peu à peu son influence, tissa patiemment sa toile. Il fut invité dans les palais de certains gouverneurs, rencontra de prestigieux dignitaires. Au fil des ans, il prit une position centrale parmi les opposants d'Avkan. En partie grâce à Mack, il se constitua un réseau d'espions et d'informateurs qui ne répondaient qu'à ses ordres. La Chimère lui colportait des messages, lui murmurait des secrets, lui prodiguait des conseils. Une fois liés à travers le Musubi, Mack pouvait même partager à Waru ce qu'il voyait, ce qu'il entendait, et le politicien pouvait à son tour communiquer ces informations sensibles aux autres intrigants.
Ils ne purent cependant empêcher Avkan d'être élu au poste de Basileus d'Asgartha. Il était illusoire de vouloir lui barrer la route de cet office au vu de sa popularité grandissante. Mais l'Effort de Redécouverte, lui, pouvait être contrecarré. Pour autant, malgré leurs manigances et leurs conspirations, Avkan semblait toujours avoir une parade, un coup d'avance sur eux. Il semblait anticiper toutes leurs actions, qu'elles soient légales ou plus officieuses. En définitive, ils ne purent que retarder l'inévitable, sécurisant certaines contreparties, s'assurant que les forces d'exploration ne tombent pas entièrement dans sa seule escarcelle.
Et l'une de ces compensations était sa nomination, avec Mack, au poste d'Exalt. En intégrant ainsi les contingents d'exploration, il avait une position de premier plan pour informer ses alliés de la progression de l'Effort de Redécouverte. Ils jouaient désormais sur le long terme, prêts à jeter, au moment opportun, le discrédit sur le dirigeant d'Asgartha. Même si la constitution des Corps expéditionnaires était déjà un gouffre financier, il était toujours possible, lorsqu'ils seraient exposés aux premiers obstacles, de retourner l'opinion du peuple et de tuer dans l'œuf cette entreprise rocambolesque et déraisonnable...
Alors qu'il passe le coin d'une pièce, Waru détend ses épaules, abandonnant son port faussement austère et rigide. Sa démarche se fait moins militaire, plus relâchée. Mack se faufile jusqu'à lui et se met à lui mordiller l'oreille, et Waru lui ébouriffe les poils en retour. En face d'eux, deux sentinelles de la Kuninguard se mettent au garde à vous, et il les salue nonchalamment d'un geste de la main, se permettant un soupir en passant entre eux. Laisser tomber son masque est un soulagement qu'il ne peut se permettre qu'en de rares occasions, alors autant en profiter quand on lui en donne l'opportunité.
Il contourne les deux tronçons de l'obélisque qui accueillent tous les visiteurs qui entrent dans cette partie du musée. Il passe à côté de la carcasse éventrée d'un véhicule sur rails, dont la peinture rouge, encore visible en quelques endroits, s'est mâtinée de rouille avec le temps. Tous ces vestiges avaient été exhumés du sable de la lagune, et indiquaient clairement qu'une grande cité avait existé ici, avant que la Confluence ne l'ensevelisse dans les méandres tortueux de l'oubli. Tout ce qui en restait n'étaient que ruines et vieilles pierres, souvenirs feutrés d'un âge perdu et manifestement glorieux de l'humanité.
Cela faisait maintenant des décennies qu'il finançait, avec ses propres ressources, des fouilles archéologiques et des chantiers d'excavation à travers toute la péninsule. Plus qu'une simple marotte, la connaissance du passé lui semblait être une nécessité absolue pour ne pas reproduire ses erreurs et ses errements. Or, ils ne savaient rien ou presque du monde d'avant, et il lui était insupportable de construire sur des sables mouvants. Bien entendu, il se faisait une petite idée de ce qui s'était passé préalablement au cataclysme. Les historiens parlaient d'une grande guerre, terrible et universelle ; d'une peste qui avait ravagé le monde ; d'un effondrement de la société qui avait provoqué chaos, indigence et famine...
Et en même temps, d'autres sources soulignaient de grandes explosions artistiques, comme un dernier soubresaut de créativité dans un monde allant à vau-l'eau. Les quelques chroniques éparses qui subsistaient de cette période faisaient mention d'années "folles" ou "rugissantes". Et peut-être le monde était-il devenu fou. Peut-être était-ce cette folie qui avait appelé la Confluence... mais tout ceci n'était que suppositions et extrapolations. Ils n'avaient aucune preuve concrète, et seule l'exploration de la Terra Incognita pouvait venir infirmer ou confirmer ces théories. Ils avaient encore beaucoup à apprendre, beaucoup à creuser pour espérer faire la lumière sur ce qui s'était passé il y avait plus de cinq siècles de cela.
L'Effort de Redécouverte était une nécessité absolue. Il n'y avait que les fous pour prétendre le contraire. Rester en Asgartha signifiait demeurer dans l'impasse, à jamais aveugle vis-à-vis de ce qui se tramait à l'extérieur. Il en était convaincu depuis le début, alors qu'ils levaient leurs verres dans les miteux bistrots du Ruzzante. Et Waru avait toujours été le plus fervent défenseur d'Avkan, celui qui était prêt à tous les sacrifices pour voir sa vision se réaliser. Ils savaient déjà alors que les contestations seraient nombreuses, si jamais ils parvenaient à la promouvoir, et s'ils étaient en position de la ratifier.