Jusqu’à l’Ultime Feu qui Ardera les Flots

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  • 25 septembre 2024

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392 AC

Il arrive.

Dans un déluge de vagues bouillonnantes, l'eau de la baie se creuse et s'affaisse, tandis qu'une houle chuintante se lève sur tout le pourtour de l'entonnoir. Au centre, un vortex grondant est en train de naître, comme une spirale furieuse, une gueule ouverte sur les abysses. Le vent a changé, charriant une odeur d'ozone, alors qu'une fine bruine se met à tomber. Descendant des dunes herbeuses et battues par de cinglantes bourrasques, l'infanterie de l'Aegis commence ses manœuvres, divisée en quatre bataillons soigneusement ordonnés.

Depuis le promontoire sur lequel il est stationné, Afanas contemple les opérations sans jamais quitter de l'œil l'écume tumultueuse. Malgré le vacarme de la mer, il peut distinguer quelques notes de musique : le battement des tambours, le claironnement des trompettes, le pépiement des fifres... tous les instruments par lesquels les officiers transmettent leurs signaux d'ordonnance.

"Maître", l'avertit Matera.

L'Initié se tourne vers son élève et acquiesce. Il peut percevoir sa nervosité, mais il sait qu'elle ne flanchera pas.

"Fais de ton esprit une forteresse. Nous n'aurons pas de seconde chance."

Matera hoche la tête, le souffle court. Elle écarquille soudain les yeux. Alors que la mer se met à tanguer, se gonflant au centre du tourbillon comme une fleur en train d'éclore, les batteries militaires changent brusquement de partition, et les rangées de fantassins se reconfigurent au gré d'une chorégraphie millimétrée.

Il arrive.

Afanas sait pertinemment que l'Ordis n'a pas besoin de tout ce décorum pour communiquer, pouvant le faire à travers leur Gestalt. Mais l'opération en cours implique toutes les Factions, et toutes se doivent d'être impeccablement coordonnées. Les sapeurs Axiom relaient les messages par le biais de leurs radios, alors que des cohortes de timoniers font danser leurs fanions et leurs drapeaux en direction d'autres spécialistes de la céleustique.

Tout à coup, la mer se déchire dans une terrible clameur. Le Kraken éventre la surface, projetant aux alentours des panaches d'eau qui retombent sur les troupes en un déluge de fin du monde. Ses tentacules fouettent l'air, lacérant le sable alors que le ressac déferle dans la calanque. Les rangs de soldats s'entrouvrent, laissant passer des Scribes Runiques. Les Altérateurs du Monolithe prennent position sur la plage, apposent leurs mains crépitantes de Mana sur le sable détrempé. Partout où ils inscrivent leurs Glyphes, des digues se matérialisent, brisant la déferlante et canalisant son flux pour lui ôter tout mordant.

Ça y est, il est enfin là. Le Léviathan qui a emporté sa famille. Afanas serre les dents et les poings. Bientôt, ce sera son heure !

De l'autre côté de la crique, Tocsin, l'Alter Ego de Gulrang, sonne du cor. Depuis les hauteurs sablonneuses, il voit les chefs d'état-major transmettre leurs instructions. Les timoniers de l'Axiom agitent leurs pavillons, envoyant leurs signaux à bras vers les barges de l'Ordis. Les navires s'élèvent depuis le couvert des dunes, transportant à leur bord des archers, des arbalétriers, des pistoliers et des arquebusiers. Les trois skiffs à lévitation prennent position et encerclent le monstre, faisant pleuvoir sur la bête une dense pluie de flèches, de carreaux, de projectiles, de tirs tonnants.

Le Kraken ouvre la gueule et mugit. Ses appendices lacèrent l'air comme des cravaches, alors qu'au sol, les troupiers lancent leur charge. Hallebardes et pertuisanes pointées vers l'ennemi, les lanciers courent sur le sable. Des javelots sifflent au-dessus de leur tête, en direction des bras du Léviathan. Alors que les traits filent en essaims acérés, les Scribes les bardent d'inscriptions, et les dards s'embrasent en chutant vers le monstre marin. Comme une nuée d'épines, ils s'enfoncent dans l'épiderme de la créature.

Depuis les falaises avoisinantes, des Muna font soudain irruption, canalisant leur Mana. À travers ses Iris, Afanas voit éclater les sacs de graines qui ont été jetés au fond de la rade. Un amas informe de racines et de branches se déploie, bourgeonnant depuis les profondeurs. Un chaos de végétation perce les eaux, serpents de bois noueux qui s'enroulent autour des bras et tentacules du Kraken. Bientôt, l'abomination se retrouve emprisonnée dans une gangue végétale.

La stratégie de Sigismar semble fonctionner.

"Il est temps de faire pleuvoir le feu du ciel ! Initiés, faites tonner votre volonté ! Déchaînez les flammes du firmament !" hurle-t-il à ses acolytes.

À ses côtés, Matera se met à psalmodier sans discontinuer, appelant à elle le Mana et l'Éther. Elle se met à flotter, tandis que ses cheveux ondulent en nimbe ardent sous sa capuche. De sa voix, elle entonne Psaume après Psaume, se bardant d'énergie par la même occasion. Les idées dansent autour d'elle, attendant de s'exprimer. Ses yeux s'illuminent, grésillant d'un feu intérieur.

"Je suis prête, Maître !" clame-t-elle face au fracas et au vacarme.

Afanas sourit tandis qu'il se met à incanter. Il s'élève dans les airs, et va rejoindre le cercle de Mages qui volettent autour du Léviathan prisonnier. Tous sont en train de concentrer leur Mana. Il est temps de faire tomber une étoile du ciel, et de réduire le Kraken en cendres !

Faisant de leurs mains des pinceaux de feu, les Mages tracent dans l'air de complexes Signes pour se cuirasser de Sceaux. Tout leur être bourdonne de puissance et de magie concentrée. Ils sont dix, parmi les plus puissants Initiés du Kadigir : Elewa, Yasti, Mathis, Biska, Asta... Dix parmi les plus illustres Mages de Bataille d'Asgartha.

Senka prend son envol, déployant ses ailes obscures. De concert, les Mages l'investissent de puissance tandis qu'il s'élève, flèche sombre qui peu à peu se met à luire. Il gagne en vitesse, comme porté par des courants ascendants. Telle une foudre inversée, il file vers le ciel. Telle une lance tournée vers la voûte céleste, il monte tandis que tous les yeux se tournent vers lui. Au-dessus de leurs têtes, la couverture nuageuse tourbillonne et s'entrouvre violemment sur son passage.

Il y a comme un flamboiement tout là-haut, une lueur miroitante. Puis une déflagration silencieuse chasse les nuages, qui prennent la fuite comme des spectres apeurés. Afanas exulte. Il tient enfin dans la paume de sa main l'aiguillon de sa vengeance...

Depuis les cieux, un astre tombe, auréolé d'une couronne de flammes incandescentes. La comète transperce le vide céleste, fondant sur le Kraken en train de s'ébrouer... Rien ne pourra l'arrêter. Afanas tient sa victoire, sa vengea...

Un chatoiement sur l'horizon.

Que...

Depuis le lointain, un trait de lumière percute la comète sans crier gare, l'empalant de part en part. Tout à coup, une cinglante douleur cisaille l'esprit d'Afanas, alors qu'une vague d'énergie traverse tout son être. En levant l'œil au ciel, il voit la météorite se disloquer, éclatant en dizaines de fragments brûlants. Médusé, il regarde le météore se désagréger, comme s'il avait été éventré par un puissant épieu.

Il est là. Oui, c'est lui. C'est forcément lui.

Il invoque en toute hâte un Sceau de protection, tandis que pleut autour de lui une trombe de scories embrasées. Du coin de l'œil, il voit Biska être percuté par un débris ardent, Curcio se téléporter in extremis pour se mettre à l'abri, Mathis disparaître corps et âme dans les eaux rugissantes...

Les gravats ignés tombent dans la mer, la faisant bouillonner davantage. Mais ce faisant, ils fracassent la prison de bois que les Muna ont si méticuleusement tissée. Le Kraken fait éclater le reste de la gangue végétale, libérant ses tentacules. Ils frappent la mer, faisant rouler de tumultueuses vagues sur la grève. L'eau écumeuse rugit autour du monstre en rouleaux fracassants. Sa rage est palpable, suprême, implacable.

Ses bras balaient les rangs des troupiers, cabossant les armures, brisant les lances, éventrant les boucliers. Ils écrasent les fantassins en déroute, tandis que la houle impitoyable les emporte et les fait disparaître dans les flots turbulents. Avec l'un de ses appendices, il saisit un malheureux soldat et l'envoie se briser sur les récifs aiguisés comme un pantin désarticulé. Avec un autre, il frappe avec véhémence l'une des barges flottantes, qui se met à pirouetter furieusement suite à l'impact, avant de caramboler contre une autre nef volante. Les deux bâtiments s'abîment, l'un dans la mer impétueuse, l'autre au sein des terres.

Une pluie de corps succède à celle du ciel. Depuis les falaises, les fyrds Bravos plongent dans la mêlée. Sur leur route, des Altérateurs façonnent une large jetée pour leur permettre d'encercler le monstre et de lui bloquer toute possibilité de retraite. Les archers et carabiniers de Havre se positionnent courageusement sur le remblai. Certains encochent leurs flèches et tirent, d'autres chargent leurs fusils et font feu. Mais les projectiles ne font que rebondir ou se fixer dans l'épais derme de la créature.

Afanas regarde l'horizon, les poings serrés.

"Maître ! hurle Matera à ses côtés. Ils ont besoin de notre aide !"

Mais le Mage reste pétrifié, sondant le lointain en quête de l'assaillant invisible qui a brisé tous leurs espoirs. Il ne voit pas le tentacule se dresser au-dessus de lui, ni même les troupes de l'Aegis être anéanties en contrebas... L'appendice s'abat dans sa direction.

"Maître ! Attention !"

Matera conjure en toute hâte une barrière de protection, s'interposant entre lui et le bras cinglant du Kraken. Le bouclier magique explose sous le choc, le projetant quelques mètres en arrière, groggy et hébété. Il regarde autour de lui, fiévreux et abasourdi. L'appendice a frappé son ancienne Disciple, brisant ses os et son corps, comme s'il s'agissait d'une simple brindille. Elle a fait barrière de son corps, encaissant le plus gros de la ruée. Écarquillant l'œil, il la voit choir, le regard terne et vitreux.

Dans un ultime sursaut de lucidité, Matera semble psalmodier un dernier sort. Afanas serre les dents en la voyant faire, réalisant ce qu'elle cherche à accomplir. Son être se met à se désagréger, alors qu'elle rompt tous les ponts de Mana qui lient l'idée de qui elle est à la matière. Tout ce qui façonnait son essence et la rendait tangible dans la réalité se brise, ne laissant derrière elle que des gouttelettes pures de Mana. Afanas la voit se désintégrer, se dissiper comme si elle n'était qu'un simple rêve.

Encore. Le Kraken lui avait encore dérobé quelqu'un. Il crie de douleur, captant le Mana de Matera pour le faire sien. Son acolyte s'était sacrifiée pour lui donner cette dernière étincelle. Il se devait de l'utiliser à bon escient. Il puise son énergie et l'absorbe goulûment, prêt à la rediriger vers l'invincible Léviathan.

Quand l'abomination se tourne vers lui, il sait que ce sera sa dernière offensive, et il sait pertinemment qu'elle sera vaine. Quoi qu'il arrive, il sera bientôt à ses côtés...

"Viens ! Je n'ai pas peur de toi !" vocifère-t-il au Léviathan, ivre de fureur.

Mais alors que le Kraken se précipite sur lui, une forme colossale le percute de plein fouet, l'envoyant s'écrouler au sein de la crique. Dans un déluge d'eau salée, Afanas aperçoit une baleine aux dimensions terrifiantes voleter dans les airs.

Kaibara.

Le Kraken tente d'enrouler ses bras autour du cétacé, mais ce dernier ne se laisse pas faire, prenant de la hauteur pour éviter de finir empêtré. Des milliers d'oiseaux l'entourent, nuée de points blanchâtres dérivant sur le gris du ciel, alors qu'il s'élève de nouveau vers les nuages. Mais ce n'est nullement une fuite. Pivotant sur lui-même, le Léviathan-Baleine retombe, sa queue armée pour gifler le calamar géant.

Le choc est terrible. Comme un séisme, il fait se soulever des trombes d'eau. Tous les soldats chancellent sous l'impact, posant genou à terre ou s'effondrant de tout leur long. Le Kraken s'ébroue, se préparant à riposter... Mais soudain, Afanas perçoit une grande concentration de Mana gronder sur la plage. Il serre les dents et se tourne dans la direction de la source magique, s'attendant à y trouver le Sorcier au Manteau de Chrysanthème.

Mais ce n'est pas lui. C'est le jeune Altérateur Bravos, celui qui est lié à son guépard de feu. Tout son être est en train de vibrer d'énergie, alors qu'il se tient sur la rive. Dans la paume de sa main pulse un amas de Mana d'une densité époustouflante, d'une intensité que même le Mage n'a jamais vue auparavant.

Tout autour du jeune Bravos, les paysages se fractionnent tandis qu'il leur arrache une part de Mana. Les monts se fracturent, les dunes se creusent et les nappes de neige se mettent à fondre. Il est en train de décomposer le monde autour de lui, désincarnant son environnement pour en dévorer le Mana. Là où il se tient, le Tumulte est en train de naître et de faire rage. Afanas hoquette de surprise devant toute cette dévastation.

Se pourrait-il que...

Une idée saugrenue chemine dans son esprit. Il n'a plus beaucoup de Mana, seulement ce que Matera lui a légué par son ultime sacrifice. De quoi lancer un seul et unique sort... Il se tourne vers l'horizon et peste. Sa Némésis devra attendre.

Afanas se concentre, ses mains traçant de complexes cercles dans les airs. Il exécute ses katas, enroulant les effluves de Mana autour de ses bras comme de graciles serpentins, tissant devant lui un pentagramme alambiqué. Ouvrant soudain l'œil, il façonne devant le champion Bravos un portail, une fenêtre...

Sans demander son reste, ce dernier s'y précipite. Passant à travers la trouée dimensionnelle, il émerge à plusieurs dizaines de mètres du sol, tout droit au-dessus du Kraken. Des flammes jaillissent de sa main alors qu'il chute en direction du monstre, laissant derrière lui une traînée incandescente...

Le Kraken se tourne dans sa direction, relâchant sa prise sur Kaibara. Mais trop tard...

Déflagration.

Ouragan de fin du monde.

Dans un silence assourdissant, une étincelle s'embrase, et de cette étincelle naît la tempête.

Afanas est projeté en arrière, ballotté par les vents, percuté par une violente secousse. Il détourne l'œil, alors qu'une lumière ardente perce sa paupière et manque de lui brûler la rétine. Le souffle est si absolu qu'il se met à dériver dans les airs comme un brin d'herbe brinquebale dans une tornade. Il se roule en boule, frappé de toutes parts par des vents enragés.

Quand il ouvre l'œil, il voit un panache traverser le ciel là où se trouvait le Kraken il y a quelques instants à peine. Là où se dressait le Léviathan, il n'y a désormais plus que du sable vitrifié. La commotion crée une vague qui s'abat sur la plage et les falaises, avant qu'elle ne reflue et vienne recouvrir la crique asséchée.

Abasourdi, il scrute la scène à la recherche du monstre, avant de réaliser que ce dernier a tout simplement été vaporisé par la conflagration. Stupéfait et incrédule, il parcourt le champ de bataille du regard, s'attendant à le voir ressurgir des eaux déchaînées...

Mais ce n'est pas lui qui perce la surface de l'eau.

Le jeune Bravos sort la tête des flots, bataillant contre les remous. Il tousse, recrache comme il peut l'eau de ses poumons avant qu'une autre vague ne vienne le recouvrir. Afanas descend dans sa direction, toujours aux aguets.

Le jeune homme gesticule dans tous les sens pour se maintenir à flot. Il lève la main, en buvant de nouveau la tasse. Afanas la saisit.