Étoiles Jumelles

Récits
5 février 2025
Temps de lecture
393 AC
J'insère l'imposante cartouche dans le pistolet signaleur, et le referme d'un simple mouvement de poignet. Levant le bras, je tire vers la voûte céleste, tandis que se diffuse dans l'air l'odeur de la poudre. Le bruit de la déflagration cède la place à un sifflement perçant qui cisaille la nuit. Ôtant la main de mon oreille, je regarde la trajectoire de la fusée, qui s'élève et finit par redescendre avec une trajectoire courbe, étincelle fugace qui se mêle aux étoiles.
Les minutes s'égrènent tandis que je scrute l'obscurité. L'horizon est encore embrasé d'un trait rougeâtre, là où le soleil s'est couché. C'est une fine bande couleur sang, entre la terre et le ciel, comme une entaille qui partage le jour et la nuit. Mais cette dernière est en train de se colmater. Déjà, les premiers points lumineux apparaissent, là-bas, très haut. Je chasse un frisson et souffle dans mes gants pour me réchauffer.
Soudain, depuis l'autre côté de la corniche, un autre projectile file vers le firmament, avant d'exploser en une gerbe incandescente. Machinalement, je calcule la distance et estime le temps nécessaire, compte tenu des dénivelés et du terrain accidenté. L'autre expédition est à deux jours de distance, tout au plus.
Je regarde les deux fleurs de feu qui dérivent dans le ciel, comme suspendues au-dessus de nos têtes. De là où je suis, elles apparaissent comme deux astres jumeaux, perdus au sein de l'immensité scintillante. Elles éclaireront encore quelques minutes les environs de leur lueur blafarde et tremblotante, avant de s'éteindre comme une allumette qu'on plonge dans l'eau. En faisant pschitt. Alors autant en profiter pour redescendre de l'arête et regagner le campement.
Tandis que mes pas raclent la poudreuse, je fouille dans mes poches pour en sortir un paquet de dragées. Je secoue l'étui, et deux bonbons tombent dans le creux de ma main gantée. Impossible de savoir quelle est leur couleur. Je les enfourne dans ma bouche et les mâchouille. Au goût, je dirais framboise et fraise ; bleu et rouge, du coup.
J'ôte mes gants et les lance sur la couverture étanche qui a été étalée non loin du feu. Puis je m'assieds sans ménagement, approchant les mains du feu pour les réchauffer. Autour de moi, le camp est silencieux. Quelques vigies scrutent les environs, et je les salue d'un signe de main. Les autres ont profité de notre halte pour tirer au maximum parti d'un repos bien mérité.
Je regarde les tentes rouges des Bravos, mêlées aux pavillons aubergine des Yzmir. De l'autre côté des flammes, je remarque que l'enseigne Ordis m'observe. Elle est en train d'écrire sur un parchemin, trop imposant pour être un héraut de papier. Probablement un rapport quelconque, ou bien son journal intime.
"Alors, quoi de neuf ?
— Le campement est installé, me répond-elle. Les rotations ont été organisées."
Je mâchonne la fin de mon bonbon, sors de nouveau l'étui de friandises pour en engloutir une dernière. Je lève les yeux vers la recrue Ordis, et lui en propose.
"Non merci, sans façon, dit-elle en secouant la tête."
Je hausse les épaules.
"Sunisa, c'est ça ?"
Cette fois-ci, elle acquiesce.
"Et si j'ai bien compris, tu t'appelles Sunniva ?"
Je hoche la tête à mon tour.
"Tu as bien entendu."
Elle se permet un sourire.
"On s'appelle presque pareil, en fait."
Je ne sais pas pourquoi, mais c'est comme si sa rigueur martiale se fendait un petit peu, là, au coin du feu. C'était différent quand elle revêtait sa lourde armure et son paquetage de survie, mais là, je me rends compte d'à quel point elle est jeune. Peut-être même plus que moi, au final. À peine sortie de l'académie, probablement...
"T'es l'aide de camp de Sigismar, c'est ça ?
— Oui."
Je me gratte la tête, un peu perplexe.
"Alors qu'est-ce que tu fais là, au juste ? Comment est-ce qu'une recrue Ordis se retrouve dans l'équipée d'un mage Yzmir ?"
Elle fronce les sourcils, puis fixe les faibles flammes qui illuminent nos visages.
"J'ai été affectée à l'expédition de l'Altérateur Yzmir. Ce sont mes ordres. Il ne m'appartient pas de les discuter."
Je lui souris, et fronce le nez.
"Hmm. Si ç'avait été moi, j'aurais posé mille questions. Mais t'as raison, on a tous une tâche à accomplir, au fond. Parfois, faut pas chercher plus loin.
— Tu es l'éclaireuse de ton Exalt, c'est ça ?
— Atsadi. L'escrimeur manchot, dis-je en acquiesçant vigoureusement. Classe, tu ne trouves pas ? C'est comme côtoyer une légende vivante, comme Gericht, ou Sassangy en leur temps... Tu l'as déjà vu combattre, dans le Colosseum ?"
Elle fait non de la tête.
"D'ailleurs, tu sais où ils sont ?"
Elle fait un signe de tête dans une direction.
"Dans la tente, là-bas, en train de discuter.
— De parier sur qui va arriver les premiers ?"
Tomber sur une expédition rivale avait été un hasard complet. Compte tenu des conditions météorologiques, les deux Altérateurs avaient décidé de monter un camp commun pour la nuit. C'était pas pour me déplaire. Après la solitude des derniers jours, pouvoir papoter était une distraction bienvenue.
"Vous pariez souvent ? demande-t-elle innocemment.
— Constamment, dis-je en grimaçant.
— Résultat des courses pour l'instant ?
— Moins deux Fleurons, la dernière fois que j'ai fait les comptes. Mais j'ai prévu de me refaire à la prochaine expédition.
— Vous avez commencé ça quand ?
— Quoi, les paris ?"
Je dois réfléchir deux secondes pour bien situer ça, farfouiller dans ma mémoire.
"En partant de Caer Oorun, quasiment dès que les Corps expéditionnaires ont été mobilisés pour aider les Exalts. Là-bas, on avait des tâches annexes, pas trop de quoi stimuler la compétition. Mais ici...
— Notre rôle est avant tout de ménager les efforts des Exalts, pour qu'ils puissent réserver l'utilisation de leur Mana à ce qui est absolument nécessaire...
— Et à nous la gloire de préparer la popote et de monter le camp.
— Tu dis ça comme si c'étaient des tâches ingrates. Rien que faire face au froid consomme une grande partie de leur énergie."
Je secoue la tête.
"Non, tu te méprends. Dormir à la belle étoile, me réveiller chaque matin devant un paysage que personne n'a vu avant moi... C'est ça qui me fait vibrer. Mais j'avoue que c'est toujours un plus quand ce qu'on a prévu vient à être... Voir les Exalts façonner le monde autour d'eux est un spectacle qui me fascinera toujours."
Sunisa lève les yeux avec un air interrogateur.
"Et qu'avez-vous prévu pour cette expédition ?
— Je peux me tromper, mais on a prévu de bâtir un refuge d'altitude, suffisamment stable pour que d'autres explorateurs puissent l'utiliser par la suite. Ce sera toujours mieux que les sources thermales que les Lyra ont fait jaillir du sol, l'autre fois."
Je me remémore notre précédent échec avec un soupçon d'amertume.
"Mais en vrai, j'ai bien profité, moi aussi, donc je peux rien dire. C'était trop agréable. Et vous au fait ?
— Je crois qu'Afanas a l'ambition de faire sortir de l'Éther une espèce de capteur pour sonder les idées qui tournoient ici. Une sorte d'observatoire du Tumulte. Mais je ne suis pas spécialement versée en magie."
Je la dévisage.
"Tu parles plus comme une Axiom."
Elle rit de bon cœur.
"La malédiction d'avoir un père technomancien, je suppose.
— D'où tu viens, à la base ?
— Euh, on a beaucoup déménagé. Hadera et Arkaster. Mais au départ, on vient de Svarograd.
— La chance ! T'as déjà vu pas mal de pays. Pour ma part, j'ai passé toute mon enfance dans un petit village près de la chaîne du Kandu. L'ennui le plus total. Et pourquoi l'Ordis ?"
Elle semble hésiter.
"Tu as entendu parler des grèves, à Hadera ?"
Je secoue la tête.
"Ça a failli dégénérer. Entre la Guilde des Carriers et les mineurs. J'étais encore toute petite, mais je me souviens vaguement des discussions animées dans la cuisine, des revendications, des rassemblements dans les entrepôts...
— Comment ça s'est fini ?"
Elle sourit timidement.
"Les troupes de l'Ordis sont arrivées. Tout le monde avait peur que le mouvement ne soit réprimé. Mais c'est l'inverse qui s'est passé. Oui, ils ont sécurisé les lieux, mais jamais ils n'ont levé la main sur nous. Et mieux encore, la négociatrice que le Monolithe a envoyée a vu nos conditions de travail, et elle nous a défendus. Je crois que cette idée est restée, et qu'elle a fait son chemin...
— Laquelle ?
— Celle de protéger autrui."
Je farfouille dans mon sac et en sort une barre énergétique. Je la coupe en deux et en tends la moitié à la recrue Ordis. Cette fois-ci, elle accepte. Je fourre mon morceau dans ma bouche et m'accoude au sol, enfin réchauffée.
"Moi, ché pas auchi noble. Ch'crois... Je crois que c'était juste l'envie de voir du pays.
— Il y a une certaine noblesse là-dedans.
— Haha, je crois que ma mère dirait que c'est plus de l'inconscience que de la grandeur d'âme, mais je te remercie."
Soudain, des myriades de grelots se mettent à carillonner autour de nous. Sunisa se redresse, et je la sens soudain se concentrer, scrutant les ténèbres enneigées. D'autres soldats émergent des tentes, s'habillant ou se harnachant en hâte.
"Qu'est-ce qui se passe ?"
Des mages brandissant leur bâton prennent position aux quatre coins du camp. Certains autres se mettent à léviter, et forment un cercle à quelques mètres du sol, sondant l'obscurité. Je vois que Sunisa est en train d'enfiler sa brigandine.
"Aide-moi, veux-tu ? Les mages Yzmir ont disposé des systèmes d'alerte en périphérie. Ils ont détecté une intrusion."
J'écarquille les yeux.
"Là !"
Je pointe dans une direction, et le mage Yzmir que je seconde cisaille l'air d'un trait éblouissant. La flèche incandescente manque sa cible, mais illumine l'obscurité, dévoilant une nuée d'ailes qui disparaît aussi vite qu'elle est venue au sein des bourrasques.
Il y avait des rumeurs qui circulaient ; que certains groupes d'exploration avaient été attaqués de la sorte. J'avais entendu des histoires, de fantômes, de harpies... Ils étaient loin du compte, et en même temps, ils avaient tellement raison.
Le vent s'était levé avec leur arrivée, faisant tournoyer la neige. Les températures étaient tombées de plusieurs degrés, au point qu'il était difficile pour moi de tenir mon arbalète. Au fil des minutes, je sens mon corps se frigorifier, mes membres s'engourdir. Mes yeux piquent à cause du vent, et le froid s'infiltre dans mes vêtements, d'habitude bien isothermes.
J'entends un cri et, en levant la tête, je vois un mage être emporté dans la tempête, comme englouti par ses vents.
"Reste concentrée sur la mission !"
Je déglutis. Oui, il a raison. Reste concentrée. Tu n'es pas une combattante, tout ce que tu as, c'est tes yeux. Derrière nous, l'Altérateur Yzmir est en train de psalmodier, de réaliser de complexes katas, depuis plusieurs minutes déjà. Des bras spectraux sont apparus dans son dos, et il s'en sert pour tracer des motifs complexes.
Je peux sentir la pression du Mana qui s'agglutine. C'est comme une main qui m'agrippe les épaules, et tire. Il l'aspire de partout dans les environs, même des mages qui le défendent. Il le concentre et le comprime, comme un bout de charbon qu'on presse pour en faire un diamant.
Malgré le froid, il a ôté son lourd manteau, probablement pour avoir plus de liberté de mouvement. Il a l'air chétif, vu comme ça, avec son teint blafard, sa silhouette filiforme et légèrement voûtée. Mais son corps fluet est en réalité fait de muscles noueux, et il a la capacité de faire taire l'ennemi à lui seul. L'important, c'est de le protéger, le temps qu'il exécute son sort...
Non loin, je vois Sunisa batailler et ferrailler, dos à dos avec un Initié. Par la force des choses, ils se sont éloignés de quelques mètres, et je m'inquiète de les voir s'isoler ainsi. J'hésite à en faire part à celui qui m'accompagne, mais je me mords la langue. La dernière chose dont il a besoin, c'est qu'on le déconcentre.
Atsadi, quant à lui, fend l'air, tournoie, virevolte, lame au clair. Tel un éclair qui tranche le vent, il maintient pour l'instant ses adversaires à distance. Mais il ne cesse de reculer. Lui aussi ingère du Mana, comme s'il savait que ses compétences martiales seules ne suffiraient pas. Durant notre précédente expédition, il s'était tellement abreuvé de puissance que la croûte terrestre s'était craquelée sous lui, jusqu'à faire jaillir des geysers d'eau bouillonnante. Afanas et lui sont comme deux puits de gravité, deux soleils aveuglants qui attirent à eux toute l'énergie qui les environne.
"Fillette !"
Je me retourne, bien trop tard. Je sens quelque chose qui me percute l'épaule, et je tombe au sol, sonnée. Alors que je me redresse comme je peux, je remarque que le mage n'est plus là, comme s'il s'était évaporé dans les airs. Je sens la panique monter, et je me mets à ramper. Ma vue est floue, je n'arrive pas à ajuster la focale. Tout ce que je vois, ce sont des gouttelettes rouges qui tombent de mon front et maculent la neige.
Soudain, je sens une masse atterrir mollement derrière moi. Entendant un cliquettement inquiétant, je sens mes poils se hérisser, et je me retourne subitement. Face à moi, une créature étrange me fixe. Encadré par une fourrure d'albâtre, son visage est noir et lisse, et accueille des yeux d'un blanc brillant recouverts de milliers de facettes. Ses longues antennes flottent au vent, comme des plumeaux, ou des oreilles de lapin... À première vue, elle ne semble nullement agressive. Elle semble me sonder, m'étudier attentivement, alors que ses amples ailes sombres, parcourues d'entrelacs blafards, battent nonchalamment dans son dos.
Puis ses mandibules, jusque-là cachées, s'entrouvrent, dévoilant des rangées de fines dents acérées. Comme un serpent à sonnette, elle se met à émettre un chuintement courroucé.
Je tâtonne la neige à la recherche de la lame que j'ai laissé tomber. En vain. Je serre les dents, contemplant ma propre fin dans la myriade de reflets de ses yeux.
Quelque chose percute soudain la créature et l'envoie tournebouler dans la neige. Sunisa me tend la main, tenant dans l'autre sa large targe. Mais je n'ai pas le temps de la saisir.
Derrière nous, le monde semble se déchirer, en même temps que naît l'ouragan. Dans l'œil du cyclone, Afanas s'élève dans les airs, bras écartés, yeux pulsant de lumière. Des flammes violacées dansent autour de lui, tandis que sa peau se couvre d'écailles blanches, légèrement translucides, semblables à celles d'un poisson...
Des éclairs strient la colonne de vents tourbillonnants, frappant le sol avec régularité. Puis le maelström se déchaîne.
Une onde de choc nous propulse dans les airs, lacérant le monde autour de lui et projetant des trombes de neige aux alentours. Je perds de vue Sunisa dans la cohue. Soulevée de terre, je retombe sur la corniche glacée, ma tête heurtant le sol dur au passage. Alors que j'essaie de me relever péniblement, respirant difficilement à cause de la violence des bourrasques, je vois qu'Afanas a fait du vent son arme. Il abat les créatures, qui se mettent à fuir. Heureusement, les mages ont réussi à lever des boucliers magiques pour éviter d'être taillés en pièces.
C'est un blizzard qui souffle désormais, glace coupante et neige aveuglante. J'entends des craquements sous mes pas, à peine audibles dans la tourmente. Je comprends bien trop tard ce qui est en train de se passer. Lorsque la glace cède sous mes pieds, je sens mon estomac se retourner. Je suis emportée loin du grabuge, dans un éboulis de pierre, de neige et de stalactites brisées.
Loin vers le bas.
Loin des astres.
Loin, dans l'obscurité.