Ceux Qui Restent

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  • 18 décembre 2024

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392 AC

Je joue avec la bague, et observe les reflets qui s'agitent à la surface du métal poli tandis que je la fais rouler entre mes doigts. Un rayon de soleil frappe la partie de l'anneau qui a été transmuée en diamant, et la lumière m'éblouit presque aux larmes, me faisant cligner des yeux. Je soupire longuement et secoue la tête face à l'évidence. Comment pouvait-il en être autrement ?

Autour de moi, la cour intérieure de la villa est dépeuplée, à l'exception des graciles statues de pierre blanche, qui à cette heure du jour sont inanimées. Durant la Saison des Brumes, la majorité des valets officient au sein de notre palazzo métropolitain, laissant notre pied-à-terre de Kuna désert. Et c'est précisément pour cela que j'étais venu, pour me lover dans la solitude de l'instant, dans sa torpeur morose.

Wingspan s'ébroue soudain, secouant sa crinière de plumes.

Dors, mon ami. Ne t'en fais pas, ça ira.

Il ne se fait pas prier, et se retourne de tout son long en faisant bruisser les bosquets. À travers les ouvertures ogivales qui donnent sur le jardin soigneusement taillé, je peux voir au loin les sarments recouverts de givre, qui en cette saison paraissent bien malingres. Quelques cyprès s'élèvent comme des lances, se découpant sur la lagune brumeuse.

Je me remémore mon enfance. Quand je pouvais me défaire de la surveillance de mes tuteurs, j'aimais à vagabonder sur l'îlot, me cachant au sein des vignes. Je trompais l'isolement en m'imaginant mille aventures, jouant avec les Eidolons que je convoquais, qui eux ne me jugeaient jamais. Je ressens soudain un pincement au cœur en pensant à Kadri. Le vieux loup me manquait terriblement...

Des bruits de pas me tirent de ma rêverie maussade. Qui cela peut-il bien être ? Asor, ou bien Dorota ? Étrange, il me semblait pourtant que le jardinier et sa femme étaient allés en ville ce matin. Je me redresse, lorgnant du côté du potentiel intrus, mais Wingspan me devance, levant la tête avec un soupçon de ravissement. Il a humé son odeur.

Anuncia, dit-il simplement.

Ma sœur apparaît dans une longue robe blanche doublée d'hermine. Elle a revêtu une pelisse en fourrure pour parer aux frimas de l'hiver. Elle caresse l'encolure de Wingspan avec affection, avant de lui offrir une friandise. Mon Alter Ego a toujours adoré ma jeune sœur, et ce depuis son plus jeune âge. Rien de plus normal, au fond. Ils avaient presque grandi ensemble. Presque. Quel âge avait-elle quand Wingspan est entré dans ma vie ? Douze, treize ans ? Anuncia m'aperçoit tandis que je descends de mon parapet et vais à sa rencontre. Elle me retourne mon sourire, même si je sens un peu de commisération dans son regard.

"Comment as-tu su que j'étais ici ?"

Elle lève les yeux au ciel.

"Peut-être parce que tu viens toujours ici quand tu as quelque chose à ruminer ? me dit-elle en retour, sans concession. Et tu ne peux pas m'en vouloir d'avoir envie de passer un peu de temps avec mon grand frère alors que l'heure du départ va bientôt sonner.

— Je suppose."

Elle me saisit le bras.

"Promène-toi avec moi", me dit-elle sans me laisser la moindre occasion de me désister.

Je me laisse faire, et nous remontons les quelques marches qui nous font sortir du patio.

"Tu as quelque chose derrière la tête."

Ce n'est pas une question. Je la connais trop bien pour cela. Elle a trop bien appris de Père. Mais elle n'avait heureusement nullement hérité de son renfrognement, ni de son caractère draconien. Au contraire, elle avait cette faculté de prendre ce qu'elle voulait avec rondeur et douceur, trait qui provenait plus de Mère. Elle avait quelque chose derrière la tête, car aucune de ses actions n'était anodine, au final.

"Autre que le plaisir de ta compagnie ?

— À toi de me le dire."

Elle me gratifie d'une moue boudeuse, et finit par soupirer longuement.

"Tu vas me manquer."

Il y avait toujours eu un peu de retenue entre nous deux, probablement liée aux sept années qui nous séparaient. Je me souvenais de sa naissance. Mère était confinée dans sa chambre, et Père m'empêchait d'aller la voir. Le ballet des sages-femmes, qui entraient et sortaient de la suite. L'atmosphère poisseuse. Les gémissements étouffés qui filtraient à travers les battants. Et la main de Père, dure et inamovible, posée sur mon épaule comme un étau. Je me souvenais de la boule dans mon ventre, et de l'égoïste colère que je ressentais aussi de ne pas pouvoir aller en ville pour participer aux célébrations...

Puis j'entendis les premiers cris. Ceux du nouveau-né. Quand on me permit d'entrer, je vis les linges ensanglantés. Je sentis l'odeur de la sueur et de l'alcool. Mère me tendit la main alors que j'approchais. Malgré ses cheveux en bataille et maculés de transpiration, malgré la fatigue évidente de l'épreuve, elle rayonnait de bonheur. Et elle tenait dans ses bras — comme si c'était la chose la plus précieuse au monde — un petit cocon de tissu dans lequel hurlait de toutes ses forces un minuscule être fripé, dont la peau avait une teinte oscillant entre le rose et le violacé. "Je te présente Anuncia", avait-elle simplement dit.

"Est-ce que tu me détestes, Sig ?"

Je me tourne vers elle avec stupéfaction et alarme.

"Pourquoi dis-tu ça ?"

Elle hausse les épaules.

"J'ai toujours bénéficié de la clémence de Père, car tu étais celui qui était désigné pour prendre sa succession. J'ai eu des libertés que tu n'as pas eues. Puis, quand tu as rejoint l'Ordis, tu as dû sentir qu'il s'était désintéressé de toi, pour reporter toute son attention sur moi...

— Ne dis pas n'importe quoi. J'ai peut-être un grief envers Père, mais je ne te mêle nullement à ça. Pas le moins du monde."

Elle tourne ses grands yeux vers moi.

"Tu es sûr ?"

Le cœur battant, je me demande si une part de moi ne nourrit pas une certaine rancœur à son égard, au fond. Puis je secoue la tête, convaincu de l'inverse.

"Non, Nuncia. Si j'en veux à quelqu'un, c'est à moi. D'avoir fui mes responsabilités, et de t'avoir tout mis sur le dos. J'ai fait un caprice, et je n'en mesurais pas les conséquences, à l'époque."

Elle resserre son étreinte autour de mon bras, et pose sa tête contre mon épaule.

"Tu as raison, tu sais ? J'ai quelque chose à te dire.

— Qu'est-ce qu'il y a, petite sœur ?

— Je sais que ce n'est pas le moment idéal pour te l'annoncer, mais je ne sais pas si j'en aurai l'occasion avant ton départ, si je ne le fais pas maintenant. Je... Je me suis liée à Amaro Arundhani. Nous allons bientôt annoncer nos fiançailles."

Je sens mon cœur se serrer dans ma poitrine, alors qu'une pointe de jalousie trouve son chemin dans mon esprit. Peut-être y avait-il un fond d'amertume, en définitive. Celle de voir qu'à son insu, elle m'avait tout dérobé. La considération et l'attention de Père, et celle de Mère par la même occasion... Je chasse l'idée de mon esprit, espérant qu'elle n'a pas détecté mon trouble.

"Mais c'est formidable ! Arundhani ? C'est un bon parti. Mais... est-ce que c'est ton désir ? Est-ce que c'est quelque chose que tu veux ?

— Oui, ne t'inquiète pas. Je nourris de l'affection à son égard, et ces fiançailles sont la meilleure chose qui pouvait nous arriver."

Je détourne les yeux pour éviter qu'elle ne remarque ma grimace et ma douleur. Je sais que c'est peine perdue, et qu'elle lit en moi comme dans un livre ouvert, mais je ne peux m'en empêcher. J'ai besoin de lui cacher ma propre peine.

"Je suis désolée, Sig. Je sais à quel point ça te tenait à cœur.

— Ne le sois pas. Tout va pour le mieux, au final. Père aurait désapprouvé, de toute manière.

— Sig..."

Je ne lui laisse pas le temps de continuer.

"C'est moi qui ai fait ce choix, de partir, de m'enrôler. Je suis l'artisan de mon propre malheur. Mais je sais que je n'aurais pas pu faire autrement. Toute ma vie, j'ai aspiré à la liberté. Au détriment de tout le reste, malheureusement...

— Nous avons tous les deux un chemin tracé pour nous, désormais."

Nous traversons l'indolent salon, passant parmi les meubles recouverts de linges, comme des fantômes assoupis. Anuncia ouvre une porte-fenêtre pour me mener sur la terrasse donnant sur la mer. Pendant quelques instants, elle observe le vol flâneur des oiseaux frégate dérivant au-dessus des nappes de brume.

"Tu m'écriras ?"

Je lui souris.

"Autant que les occasions me le permettront.

— Ce qui dans ton langage veut dire probablement jamais.

— Ne dis pas de bêtises. Je t'écrirai."

Elle serre mon bras, rassurée.

"Si tu ne le fais pas, je sommerai une estafette de te contacter à travers le Gestalt, et je demanderai de faire en sorte que tous puissent m'écouter te tirer les oreilles !"

J'éclate de rire et lève les yeux au ciel.

"Oui, madame.

— Et... Sig ?

— Hmmm ?

— Je sais que tu vogues vers la liberté que tu as toujours désirée. Celle d'être toi-même, et pas le jouet de l'ambition de Père. Mais je veux que tu saches deux choses. La première est une affirmation. Tu n'as pas à t'inquiéter pour moi. Je sais ce que je veux, et je ne laisserai personne me détourner de ce que je convoite. La seconde est une supplique. Quand tu seras là-bas, au loin, souviens-toi de moi, tu veux ? De nous, de tout ce que tu laisses derrière."

Je fronce les sourcils.

"Comment pourrais...

— Laisse-moi finir. Promets-moi de te rappeler. Qu'importe le temps qui passe, et la distance. De te rappeler de ceux qui restent."

Je soutiens son regard grave et presque implorant, et finis par acquiescer.

"Je te le promets."