L’Annonce
Récits
29 février 2024
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368 AC
Venka se posta sur le perron avec une mine suspicieuse, écoutant le vacarme des cloches et le défilé des badauds qui se pressaient vers la Cour du Trèfle. Après quelques minutes de ce raffut, il lui sembla clair que le tintamarre n'était pas prêt de s'interrompre. Il agrippa sa masse d'armes et referma la porte derrière lui, s'insinuant dans le flot empressé des passants.
En prêtant l'oreille, il pouvait deviner que ce n'était pas le fracas d'une alarme. Plutôt une envolée allègre, annonciatrice d'une célébration. Il garda un pas mesuré, essayant de se frayer un chemin sans être bousculé, mais cela ne l'empêcha pas de recevoir par mégarde quelques coups de coude ou d'épaule. Il grommela dans sa barbe, mais ne s'en formalisa pas davantage. Il avait appris à laisser courir ce genre de désagréments, bien qu'assez tardivement et après pas mal de déboires. Mais ne dit-on pas que mieux vaut tard que jamais ?
Il vit avec consternation que l'Avenue Ekundayo était bondée au point d'en être impraticable. Il fit marche arrière pour se diriger vers le Kladiver. Il y aurait sûrement un aboyeur là-bas aussi... Arrivé à la Cour des Luthiers, au prix de quelques détours et de raccourcis quelque-peu osés, il emprunta le Pont de l'Éclisse en claudiquant, déterminé à rallier la Place des Drapiers. Mais alors qu'il était prêt à se frayer un chemin à travers l'attroupement, il vit un visage connu en marge de la foule compacte.
"Nzinga !" beugla-t-il pour se faire entendre au sein du brouhaha ambiant.
La batelière tourna le regard dans sa direction, sa silhouette tanguant légèrement au gré des vaguelettes qui lapaient son embarcation. Elle rabattit sa capuche, dévoilant son visage d'ébène et ses cheveux coupés ras tout en étrécissant ses yeux.
"Venka."
L'ancien soldat s'accroupit dans sa direction, au bord du canal. Sa jambe le lança subitement, et il serra les dents.
"Tu sais ce qui se passe ?
— Le Basileus a parlé. De nombreux crieurs se sont installés ici et là sur les places publiques. Ils colportent l'annonce.
— L'annonce de quoi ?
— Le Quorum s'est prononcé. Les résultats sont tombés vis-à-vis de l'Effort de Redécouverte."
Venka haussa un sourcil, soudainement intrigué.
"Et alors ? Crache le morceau !"
Nzinga se fendit d'un sourire narquois, une étincelle malicieuse luisant dans ses yeux noirs.
"Monte. On n'a qu'à se diriger vers le Quai aux Congres. Tu le découvriras par toi-même."
Venka enjamba les eaux turquoises et se hissa sans ménagement sur la yole, grimaçant sous l'effort. Nzinga récupéra sa perche plantée dans la vase, en pestant à demi-mots sur la balourdise de son passager. Le vétéran buriné escalada difficilement quelques caisses pour venir se vautrer au milieu de ballotins de tissus.
"Tout doux avec la cargaison !
— Je serai un modèle de délicatesse" mentit le troupier en s'autorisant toutefois un sourire goguenard. Nzinga marmonna son désaccord, mais ne sembla pas vouloir le contredire davantage.
"J'imagine que le referendum a été favorable ?
— Aussi impatient qu'un enfant.
— Ils ne feraient pas tout ce grabuge si ce n'était pas le cas."
Nzinga fit mine de se renfrogner, levant les yeux au ciel tout en enfonçant sa ningle dans l'eau sablonneuse. L'embarcation se mit en branle, glissant sur les eaux calmes de la lagune.
"Tu gâches tout le plaisir, Venka. Tu le sais, ça ?
— On me le dit souvent."
La batelière manœuvrait sa barque avec une parfaite maîtrise, se faufilant avec dextérité entre les autres canots. La perche s'enfonçait sous la surface et réapparaissait avec régularité, parfois agrémentée d'un indolent clapotis ou d'un bruit de succion. Il était clair que Nzinga connaissait ce quartier par cœur, savait quelles voies d'eau emprunter, et lesquelles éviter. Elle s'immisça dans un étroit chenal, dont les murs de brique se dressaient seulement à quelques centimètres des bords de l'embarcation.
"T'es sûre de toi ?"
Nzinga fit claquer sa langue, clairement offensée, tandis que Venka massait sa jambe endolorie.
"Qu'est-ce que tu transportes ?
— Que de questions... Des livraisons pour le Marché Svarog si tu veux tout savoir. Notamment les soieries d'Amorgand sur lesquelles tu t'es indélicatement étalé.
— J'espère que la noblesse de Kuth Kanat n'en prendra pas ombrage."
La yole s'extirpa sans encombre de la venelle, avant de gracieusement pivoter en direction du Gwyntewyn. Ils passèrent à côté d'une jonque kettrienne, d'un bragozzo alcadien, prenant bien soin d'éviter les cordages des navires amarrés et les poutrelles des pontons, recouvertes d'amas informes de patelles, de moules et de bigorneaux. Nzinga fit glisser son chaland le long de la berge, dans la pénombre qui régnait sous les travées du quai d'appontement. Au-dessus de leur tête, le bois de l'embarcadère craquait et résonnait sous les pas des flâneurs. Il pouvait les voir déambuler entre les planches des plates-formes.
"Je croyais que les petits esquifs étaient interdits sur la Bagnante.
— On peut espérer que leur attention sera portée ailleurs, aujourd'hui.
— Je ne te pensais pas capable de resquiller.
— C'est parce que tu ne me connais pas vraiment, Venka.
— Je t'ai déjà vue bien imbibée et jurer comme un charretier. J'ai toujours pensé que quelques rasades étaient suffisantes pour révéler la vraie personnalité de quelqu'un. Mais rien ne vaut un referendum, on dirait !
— Jase autant que tu veux. Ce n'est pas moi qui ai fini sous la table ce soir-là.
— Touché.
— Tu comptes partir en guerre ?"
Elle désigna de la tête la masse d'armes qu'il avait accrochée à sa ceinture.
"Ça ? On n'est jamais trop prudent, tu ne crois pas ?
— Je pense surtout que tu as tendance à chercher les ennuis même quand ces derniers visent à t'éluder.
— Je me soigne, mais les progrès sont trop lents à mon goût, grimaça Venka."
Des éclats de voix leur parvinrent alors, encore légèrement étouffés et distordus, que ce soit par la distance ou un caprice des haut-parleurs. Quelque part, un petit orchestre de cuivres et de percussions jouait une marche entraînante, les empêchant d'entendre clairement. Mais les mots se firent de plus en plus compréhensibles au fur et à mesure qu'ils approchèrent.
"... fait bientôt vingt ans que l'archipel a été délivré de la dernière Singularité de Tumulte ; vingt ans que nous vivons en paix. Mais ce confort chèrement acquis a un prix, et se double d'un devoir."
Les yeux de Venka se voilèrent soudain à ces paroles. Sa main se porta instinctivement à sa jambe et à la béante cicatrice qui était dissimulée sous l'étoffe de son pantalon. Il avait assisté à l'émergence de cette terrible Singularité, lorsqu'il était stationné en Caer Alcada avec le reste de sa garnison. Il n'était qu'un jeune homme à l'époque, fraîchement intégré aux forces de l'Aegis.
"Nous savons qu'il existe d'autres rivages, à l'orient et à l'occident, qui attendent d'être explorés ; des lieux où le Tumulte fait encore rage, où des communautés attendent peut-être d'être délivrées de l'isolement. Les légendes que nous ont transmises les Nomades de Tumulte parlent de cités, de palais... des Oasis où les humains ont pu se réfugier, des enclaves où ils ont pu survivre dans l'attente d'être secourus."
Nzinga écoutait religieusement les paroles du Basileus, les yeux clos pour mieux entendre ses mots au travers de la clameur de la multitude. Venka s'aperçut qu'il était en train de serrer les poings, et se força à se décrisper.
"N'est-il pas de notre devoir de tenter de les atteindre et de leur porter assistance ? Cette question vous a été posée en toute transparence. Nous n'avons nullement cherché à masquer les risques de cette entreprise. Oui, elle sera dangereuse, et oui, elle imposera avec une absolue certitude de douloureux sacrifices pour chacun d'entre nous."
L'enceinte crachota alors, se doublant pendant quelques instants d'un larsen strident.
Venka fit craquer son cou. Il sentait une certaine nervosité l'envahir, mais ce n'était nullement de la peur ou de l'appréhension. Plutôt une excitation qui ne faisait que grandir à chaque minute.
"Mais en dépit de tout, vous avez été nombreux à vous prononcer en faveur de cette initiative. À m'accorder votre confiance. Il est temps pour nous de tourner notre regard au-delà de nos frontières, de découvrir ce que la Terra Incognita nous réserve. Comme nous avons stabilisé Asgartha, nous pouvons en faire de même avec d'autres territoires. Nous nous devons de porter le rayonnement de la Concorde, cet espoir qui nous anime, au reste du monde."
Un sourire se dessina sur le visage du vétéran.
"Je peux d'ores et déjà vous assurer que nous ne nous lancerons pas à l'aventure à l'aveugle. De nombreuses années nous séparent encore du début de cette expédition. Des années qui nous serviront à nous préparer à la mesure de l'ambition que nous nourrissons. Lorsque les Corps expéditionnaires qui seront créés pour l'occasion débuteront leur périple, leurs rangs seront composés d'argonautes émérites, prêts à se confronter aux périls de l'inconnu !"
Nzinga se tourna vers lui, les bras croisés et la mine interrogative.
"Tu vas t'enrôler, n'est-ce pas ?"
Venka se contenta de fixer les eaux placides du canal avant d'acquiescer.
"Ce sera un effort collectif ; ce devra être une entreprise commune ! Nous aurons besoin des meilleurs ingénieurs, des plus véloces éclaireurs. Nous aurons besoin de l'investissement total de chaque Faction, à égale mesure. Pour espérer faire reculer encore le Tumulte, nous nous devons de nous unir, de faire front commun pour triompher !"
"J'ai une revanche à prendre sur le Tumulte."
Nzinga sourit à son tour.
"Nous serons la flèche qui percera le voile de l'inconnu, le flambeau qui bannira les brumes de l'ignorance ! Auréolé de la confiance que vous nous avez accordée, que commence donc l'effort d'exploration, que se mettent en branle nos pléiades ! Vive la Redécouverte ! Vive la Concorde !"
Au-dessus de leur tête, le Quai des Congres reprit avec liesse les vivats du Basileus, le ponton vibrant sous le martèlement des pas et l'exultation de la foule. Venka se surprit à frapper du poing sur le bord de la yole, en rythme avec les applaudissements et des tambours. Cela faisait bien longtemps qu'il n'avait pas ressenti une telle ébullition, une telle effervescence. La batelière sembla remarquer ce bouillonnement intérieur, mais ne fit aucune remarque.
Elle se contenta d'étirer sa silhouette féline en regardant l'autre berge, où des acclamations enthousiastes s'élevaient des rangs des spectateurs.
"Je crois qu'il va me falloir trouver un nouveau compagnon de beuverie..."
Les vents tournoyaient furieusement autour de lui, ses compagnons luttaient pour avancer vers ce qu'ils avaient nommé la "Lueur". Devant eux, la silhouette de leur Altérateur était nimbée d'une clarté irréelle, tandis que l'Éther tourbillonnait autour d'eux en effluves vociférants. Il pouvait presque voir les idées qu'elles charriaient en leur sein, visions fantomatiques cherchant à s'incarner dans le monde. Là, les troncs d'arbres rabougris se mâtinaient par intermittence d'écailles, de pierre, avant d'éclater en gerbes aqueuses ; plus loin, un rocher moussu prenait une teinte rosée avant de se transformer en bûcher ardent alors que l'idée du feu le faisait soudainement s'embraser. L'Altérateur ne laissa pas passer cette occasion : il aspira l'idée du feu qui avait bourgeonné et la combina sous leurs yeux avec celle de l'obscurité, qu'il avait soigneusement conservée depuis le début de leur périple. Il fit brusquement signe à son détachement de se déployer autour de lui. Venka se positionna à son tour, plantant son bouclier pour faire écran. Il pouvait sentir la puissance des vents contre son abri de métal, ses pas s'enfoncer dans le sol humide tandis qu'ils cherchaient à les repousser, à les faire chavirer comme un château de cartes... Son pavois grinçait sous les coups de boutoir de l'Éther, se couvrant d'émail iridescent, de fleurs qui s'épanouissaient avant de se faner inopinément, de plumes bariolées se transformant en cendres, alors que les idées qui s'y heurtaient s'y imprégnaient, avant d'être chassées par d'autres dans l'instant qui suivait. À sa gauche, il vit un groupe s'avancer par un autre versant de la colline, lui aussi harassé par les vents hurlants. Des Scribes déroulèrent de longs rouleaux de parchemins, proclamèrent des Édits pour influer sur la réalité et atténuer la fureur du Tumulte. Profitant de cette brève accalmie, leur Altérateur façonna une flèche brûlante avec l'Éther qu'il avait collecté, un trait dont la pointe était auréolée de flammes qui semblaient faites de nuit. Il la confia à un archer, qui s'empressa de l'encocher à son arc. Il banda sa corde, ajusta sa visée... La flèche fila à travers le maelström, en direction de l'anomalie. Elle passa à quelques centimètres de Venka, sifflant dans l'interstice de deux boucliers. La jeune recrue qu'il était alors entendit l'impact plus qu'il ne le vit. Subitement, les vents s'inversèrent, les tirant vers le centre de la Lueur. Les arbres se courbèrent, des mottes de terre et des rocs volèrent vers la Singularité tandis qu'elle implosait... Il y eut un bref silence, avant que le monde ne redevienne vacarme. Une violente déflagration éclata avec un courroux renouvelé. Venka fut projeté en arrière, son bouclier arraché de ses mains. Il sentit la morsure de l'Éther sur sa jambe, tandis qu'une idée parasite se greffait à sa chair et la transformait en amas de laiton...
Il soupira longuement. Il se rappela avec anxiété les soins que lui prodigua en urgence l'Altérateur ; la lourde opération qu'il avait dû subir pour ôter les tissus contaminés ; la dure convalescence qui avait suivi au sein de l'Asklepian et sa reconversion en tant que simple meunier... Mais l'effroi et la terreur d'autrefois avaient désormais laissé place à une redoutable détermination.
Venka leva les yeux vers la jeune femme, et elle entrevit en lui une ferveur qu'elle n'avait jusque-là jamais eu l'occasion d'entrevoir.
Oui, il était clair qu'il avait une revanche à prendre sur le Tumulte.
"Je crois bien que oui" répondit-il presque avec nostalgie.
Une Initiative Commune
Si les Exalts seront le fer de lance de l'Effort de Redécouverte, il ne faut pas oublier tous ceux qui, à leur suite, s'enfonceront au sein de la Terra Incognita. Bien entendu, le rôle des Exalts sera capital. Ce sont eux qui ouvriront la voie, traceront la route. Pour autant, les forces d'exploration comptent aussi des milliers d'autres volontaires, qui se sont entraînés avec acharnement pour faire en sorte que cette entreprise soit couronnée de succès. Chez les Axiom, la Guilde des Prospecteurs sera chargée de trouver de nouveaux gisements de Kélon et d'autres matières premières. Les Muna dialogueront avec les formes de vie inconnues, et feront le nécessaire pour nourrir les forces d'exploration. Les Bravos et l'Ordis seront missionnés pour assurer la sécurité du convoi et maintenir son avancée au sein du Tumulte. Les Lyra, habitués au voyage, seront d'une aide précieuse pour survivre dans les immensités sauvages et préserver le moral des troupes, tandis que les Yzmir expérimenteront avec les phénomènes étranges auxquels les explorateurs seront exposés... En définitive, les Exalts ne seront pas seuls. Ils pourront compter sur le soutien d'innombrables aventuriers.