Les Paramours de Seki
Lore
30 octobre 2024
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Quand on parle d'amour tragique, l'histoire qui vient probablement le plus facilement à l'esprit des Asgarthi est celle de Nittaya Vorona et d'Acantha Shah, celles que l'on nomme les Paramours de Seki. Ce sont elles qui ont popularisé la légende des Paramours au sein des Clans Lyra, une fable en laquelle de nombreux Altérateurs de la Faction continuent de croire fermement. Nittaya était la concubine d'Annuska Valiont, la Basilissa d'Asgartha ; Acantha une Altératrice de l'Ordis, spécialisée dans l'étude des vestiges des temps anciens. Rien ne semblait les prédestiner à une romance qui perdurerait à travers les âges. Rien ne semblait les vouer à une idylle si poignante et déchirante. Et pourtant...
Nittaya était une fille du désert. Née au sein du Clan Ventauri, elle vivait avec sa famille entre les écailles creuses de Meander, le Léviathan-Serpent. Enfant, déjà, elle charmait son assistance lorsqu'elle engageait quelques pas de danse. Devenue jeune adulte, elle subjuguait quiconque la regardait se mouvoir. Sa beauté et sa grâce naturelles faisaient que beaucoup la considéraient comme la petite princesse de leur Clan, apte à devenir Matriarche lorsque l'actuelle serait en âge de tirer sa révérence. Ses mouvements étaient langoureux et hypnotiques, comme ceux d'une couleuvre en train de s'enrouler sur elle-même. Son itinéraire semblait tout tracé. Mais comme le vent efface les traces dans le sable, le destin en décida autrement.
Lors d'une escale à Caecaster, le Clan Ventauri fut invité à se produire devant Annuska Valiont. La Basilissa était en déplacement dans le chef-lieu de la Province pour négocier les conditions d'exportation du Lait d'Arcolano, et cette représentation inopinée constituait pour elle une bouffée d'oxygène bienvenue, au milieu de tractations des plus épineuses... Mais Annuska n'eut pas l'occasion de reprendre sa respiration. Elle eut au contraire le souffle coupé durant tout le spectacle. Dès les premiers pas de danse de Nittaya, la Basilissa fut envoûtée. Elle n'eut d'yeux que pour elle ; fascinée, enchantée, conquise par tant de grâce et de puissance évocatrice...
Le lendemain, Annuska manda la jeune danseuse dans ses quartiers. Nittaya était intimidée en présence de la souveraine d'Asgartha, d'autant que la réputation sulfureuse de Valiont n'était plus à faire. Durant cette après-midi, elles se promenèrent dans les jardins ensevelis de Caecaster en mangeant des oranges, discutèrent de longues heures dans les couloirs de la cité troglodyte... Peu à peu, Nittaya se libéra, et Annuska en fit de même devant la candeur de la jeune Lyra. À la nuit tombée, les deux femmes s'étaient rapprochées. Annuska parla du poids de ses responsabilités, Nittaya des attentes démesurées de son Clan... Une semaine plus tard, alors que son séjour prenait fin, la Basilissa lui proposa de la suivre en Arkaster pour découvrir les fastes de la capitale, l'effervescence de sa scène artistique... et la jeune femme accepta, en raison de l'amour qui était en train de naître en elle.
Les premiers mois furent intenses et riches en nouveautés pour Nittaya. Chaque soir était un nouveau délice : les passages à l'Opéra, les bals de l'Astérion, les visites des quartiers de la capitale, les virées clandestines au sein du Ruzzante... et surtout, les étreintes enflammées de son amante. Mais tous ces plaisirs n'arrivaient pas à combler le manque qu'elle éprouvait de ne pas danser. Des représentations à guichet fermé furent montées pour l'aider à tromper l'ennui, devant de petites assemblées d'invités triés sur le volet. Mais ces spectacles ne satisfaisaient nullement Nittaya, et peu à peu, il lui sembla que son existence aux côtés d'Annuska se résumait à vivre dans une prison dorée. Elle se sentait comme un oiseau en cage. La Basilissa était en permanence occupée, avec seulement une poignée d'heures par semaine à lui accorder.
Les échos de leurs disputes se mirent à résonner davantage que ceux de leurs gémissements. Nittaya voulait partir, et Annuska la suppliait de rester, de lui laisser une nouvelle chance. En d'autres occasions, c'est Annuska qui déchaînait son courroux sur la jeune Lyra, tandis que cette dernière regrettait son comportement égoïste. Lasse de ces chamailleries stériles, la Basilissa consentit à offrir à la danseuse une escapade à Seki, au sein de son palais d'été, à l'occasion du festival des Arts de la cité. Nittaya accepta, pour que chacune d'elles puisse s'accorder un peu de répit, et la distance nécessaire pour méditer sur leur situation.
Acantha Shah, quant à elle, avait toujours préféré les pages poussiéreuses des bibliothèques aux excursions animées. Elle intégra les rangs de l'Ordis pour étancher sa soif de savoir, et on détecta vite en elle des prédispositions pour l'archéologie et l'étude des vestiges des temps passés. Si elle dut se faire violence pour quitter les rayonnages labyrinthiques du Sanctum, elle se surprit à apprécier la vie en extérieur, sur les chantiers d'excavation. Mettre en lumière des restes d'anciennes enclaves humaines, imaginer quelle avait pu être leur existence, bien avant l'avènement du Tumulte... Elle se plaisait à ainsi libérer de leur prison de pierre et de terre les souvenirs et les traces de ceux qui les avaient précédés.
L'Altératrice avait fait le voyage jusqu'à Seki pour étudier des artefacts des temps anciens. Elle usait de ses talents pour isoler les idées contenues dans ces vestiges, et les laisser s'exprimer. De cette façon, elle pouvait entrevoir des bribes de ce passé lointain, des images de vies volées par le cataclysme. Grâce à l'Altération, elle était capable de montrer ces scènes fantomatiques à ses pairs, pour qu'ils puissent ensemble analyser leur contenu. Et même si certains remettaient en cause ces visions — arguant qu'il était possible qu'elles fussent parasitées par son imaginaire —, les savants de l'Ordis avaient pris l'habitude de l'inviter à des symposiums et des séminaires, pour qu'elle puisse les régaler de ces images d'un autre monde.
C'est dans les couloirs ivoirins du Lapidarium de Seki qu'Acantha et Nittaya se rencontrèrent. La jeune danseuse était venue soulager son oisiveté en arpentant les galeries du musée, déambulant entre les ruines en pierre et les vestiges de l'histoire. L'archéologue finissait une entrevue avec le conservateur en chef, au cours de laquelle elle lui avait montré une pièce prometteuse. Elle venait de faire face à un désintérêt manifeste de son mécène quand elle tomba nez à nez avec la protégée de la Basilissa. Au premier contact, le monde autour d'elles sembla frissonner et scintiller. Une décharge se répandit au sein de la galerie, frappant tous les artefacts antiques.
À la stupeur générale, des silhouettes évanescentes se mirent à arpenter les coursives. Tous les objets stockés exprimaient les idées dont ils étaient imprégnés, certaines datant de plusieurs siècles, d'autres d'à peine quelques heures... C'est ainsi que se jouèrent mille tranches de vie, des scènes théâtrales où des spectres faisaient office d'acteurs... Les jeunes femmes observèrent ce miracle avec surprise et émerveillement. Leur cœur battait la chamade, car elles avaient le sentiment d'assister à quelque chose d'exceptionnel. Puis peu à peu, les figures disparurent, laissant chacun se demander ce qui avait bien pu se passer...
Pour les jeunes femmes, c'était comme si leurs âmes s'étaient entremêlées. Leur être vibrait à proximité l'une de l'autre. Elles ne se connaissaient pas, et pourtant, elles avaient l'impression de s'être toujours connues. Cette rencontre ressemblait plus à des retrouvailles, non pas tendres ni sereines, mais aussi violentes qu'un carambolage, qu'un choc à pleine vitesse. Elles se ressentaient comme par magie, savaient instinctivement quelles émotions se jouaient dans la tête de l'autre. Elles auraient pu discuter sans même échanger une seule parole.
C'est ainsi qu'elles se croisèrent à plusieurs reprises. Une fois, au port, où les vagues se figèrent comme des sculptures de marbre ; une autre fois dans les jardins ensevelis de la cité, où les plantes se mirent soudain à éclore, sans que ce ne soit la saison... Elles étaient attirées l'une vers l'autre, comme deux aimants cherchant toujours à s'associer, à se compléter. C'est ainsi qu'elles cédèrent à la passion, qui avait été immédiate et contre laquelle elles avaient tenté de lutter, mais qui avait été plus forte. Elle était si naturelle, si évidente... Lorsqu'elles s'unirent, la ville toute entière se para de fleurs et de pétales roses, tandis que les cerisiers bourgeonnaient inexplicablement. La cité rayonna de mille feux, au point que la nuit eut l'aspect du jour...
Les Muna prétendent que leurs ancêtres ressentirent une décharge en cet instant, peut-être semblable à l'union qui avait relié Niavhe et Kaibara près de deux siècles auparavant. Le Skein s'était illuminé, et avait charrié l'écho de leur amour aux quatre coins d'Asgartha... Mais les rumeurs suivirent le même chemin. Annuska entendit parler de cette idylle, de cette insultante amourette, et elle en tira une jalousie terrible. Comment osait-elle bafouer ainsi sa confiance ? Elle somma sa garde personnelle de se mettre en branle. Elle irait à Seki sur-le-champ, pour faire cesser cette mascarade et demander à son aimée de rendre des comptes sur son comportement.
Après des jours de périple, la Basilissa pénétra dans les appartements de sa compagne, entourée de gens d'armes. Elle surprit les deux amantes enlacées et demanda à Nittaya de s'expliquer, de mettre un terme à ces badinages... Mais la danseuse refusa tout simplement. Elle n'était pas de celles qui acceptaient de vivre au sein d'une geôle, aussi splendide fût-elle. Annuska était abasourdie. Peu de personnes osaient lui tenir tête de la sorte. Elle ordonna à ses gardes de s'emparer de Nittaya. Acantha se dressa face aux soldats, les faisant reculer en manifestant l'Altération. Akileka Gawi, l'Altérateur de la Basilissa, crut que la jeune Ordis allait attenter à la vie de la souveraine, et frappa en retour...
Le corps d'Acantha chut sous les yeux horrifiés de Nittaya. Une explosion ébranla toute la cité de Seki, tandis que l'Ignescence de Nittaya débordait sans filtre aucun. La colère, le désespoir, toute l'incrédulité et l'incompréhension de la jeune femme... toutes ces émotions à vif zébrèrent les alentours en une déflagration cataclysmique... Toute cette douleur mise à nue émana d'elle en vagues redoutables. La jeune danseuse, incapable de se contrôler, se couvrit d'écailles et de chitine. Elle prit une forme serpentine, entrelacée au corps d'Acantha, qui se muait en bosquet de ronces. La Basilissa contempla avec épouvante ce qui était en train de se jouer devant ses yeux. Gawi n'eut d'autre choix que de la faire sortir de ses appartements pour la mettre à l'abri.
Nittaya s'était transformée en serpent d'albâtre. Elle s'était enroulée autour d'Acantha, devenue un arbre noueux aux épines acérées... Annuska pleura à chaudes larmes devant la singularité que l'on connaîtrait plus tard sous le nom d'Arbre-Vipère. Sa jalousie, sa convoitise et sa rancœur l'avaient privée de sa dulcinée. Et par sa faute, elle avait péri, transformée en une anomalie de Tumulte. La Basilissa fit sceller les lieux, prenant soin à ce que personne ne dérange plus le dernier repos des deux amantes. Ces logements devinrent une sorte de temple, sur lequel des Altérateurs allaient veiller pour que la singularité n'évolue point. Dans le silence de ce tombeau de pierre, dans l'obscurité de ce mausolée, elles pourraient ainsi rester enlacées à jamais, victimes de l'ivresse et de l'avidité d'une souveraine...