L’Héritage
Récits
20 novembre 2024
Temps de lecture
392 AC
"Continuité ou rupture. Ce sont les options désormais offertes aux Asgarthi."
Anuncia regarde en direction de l'estrade, étrécissant les yeux pour se concentrer sur les mots que son rival va utiliser, mais aussi sur sa posture, sa diction, le ton employé. Quelle stratégie va-t-il adopter ? L'humilité, l'attentisme, ou bien l'arrogance ?
Amaro pose ses mains des deux côtés du pupitre, comme pour chercher de la contenance. Il toise l'assemblée, laissant son regard balayer la salle. C'est une attente délibérée, comme un vide qu'il laisse pour que son auditoire puisse l'emplir.
L'amphithéâtre est presque comble. Bien entendu, certains sièges sont vides, comme à l'accoutumée, mais avec les élections qui se profilent, tout l'appareil politique est en ébullition. L'Oratorium a vu une succession de tribuns défiler en son centre, certains pour tirer la couverture à eux, et d'autres pour savoir à quelle sauce ils vont être mangés.
Peu à peu, les discussions finissent par se tarir. Il ne laisse pas passer l'instant.
"Près d'un quart de siècle a été alloué au grand projet d'Avkan ruun-Heshkari. Il ne m'appartient pas de juger de son bien-fondé, ni de sa nécessité. J'étais encore jeune quand il a été proclamé, et il a fait partie du paysage politique et économique tout au long de ma vie. Mais comme le Basileus l'a si bien souligné dans son discours inaugural, il est désormais temps de se tourner vers l'avenir. Le lancement de l'Effort de Redécouverte a, comme son nom l'indique, constitué un 'effort' commun. La population a dû faire de nombreux sacrifices. Elle a dû se serrer la ceinture pour que cette entreprise puisse voir le jour, avec des fonds colossaux investis, parfois au détriment d'autres initiatives tout aussi louables. Je ne compte plus les programmes qui ont dû être mis de côté, peut-être moins rutilants, mais malgré tout nécessaires... En matière d'éducation, de santé, de justice sociale..."
L'humilité, donc. En appuyant sur certains mots, ou en jouant avec les silences, il s'assure que tous restent suspendus à ses lèvres. Son phrasé est éloquent, son attitude oscille entre assurance et émotion, entre grief et reconnaissance.
Anuncia croise les bras. Ses doigts pianotent nerveusement sur son biceps, signe qu'elle est en train de disséquer le discours de son futur opposant. C'est comme si elle tapait la mesure de la partition de son adversaire politique, comme si elle en connaissait déjà les mouvements. Et il ne semble y avoir aucune fausse note.
"Il parle bien", dit-elle enfin d'un ton détaché.
À ses côtés, Abenet se gratte la barbe, grimaçant légèrement.
"En effet. Il fait partie de cette nouvelle génération de politiciens qui siègent à l'Agora. Un protégé de Waru, mais heureusement plus modéré que son mentor."
Le visage d'Anuncia affiche soudain une moue peinée.
"Dommage. Il a une conscience politique naturelle. L'avoir dans nos rangs aurait été un atout indéniable..."
Sur l'estrade, Amaro s'est peu à peu rapproché de son public, prenant soin de regarder tous les parlementaires droit dans les yeux, d'enchaîner des gestuelles clairement planifiées. Ses poings sont serrés, son air des plus déterminés.
"Il est temps de montrer aux Asgarthi qu'ils sont et resteront toujours notre priorité, que les privations qu'ils ont connues ne sont pas oubliées ou prises à la légère. Je le dis clairement, à vous tous qui êtes ici : Asgartha doit demeurer notre absolue priorité. Je le dis avec force : les peuples d'Asgartha doivent ressentir que nous ne les laissons pas de côté."
"Qu'en penses-tu ?" s'enquiert Abenet, curieux de connaître la nature de ses réflexions, la lecture qu'elle fait de leur opposant.
La jeune sénatrice se tourne vers son comparse, le regardant comme si elle avait été tirée d'une rêverie.
"Hmm ? Je ne suis pas sûre que tomber dans la démagogie soit la meilleure approche, mais si c'est le chemin qu'il souhaite emprunter...
— C'est une position qui glanera beaucoup de soutien. Je ne sais pas si tu en as conscience, Anuncia. Mais Amaro sera peut-être notre principal opposant."
Elle ne le savait que trop bien. Elle l'avait bien entendu étudié sous toutes les coutures. Amaro ne lésinait pas sur les frais pour que son accoutrement reflète un semblant de respectabilité. Pour autant, son style est sobre, efficace. Ses cheveux châtains, aux ondulations faussement négligées, sont soigneusement peignés en arrière ; sa courte barbe est impeccablement taillée pour mettre en lumière son sourire.
"Il ne manque pas de charisme, muse-t-elle.
— Ton défi sera de faire comprendre au peuple que l'Effort de Redécouverte a été lancé pour son bien, et non pas à son détriment. Amaro ne manquera pas d'attaquer avec cet argument.
— Alors nous allons devoir croiser les doigts pour que les Corps expéditionnaires reviennent avec des bienfaits significatifs. La confiance du peuple est loin d'être éternelle.
— C'est le jeu, quand nous fondons tout un discours sur l'espoir. C'est comme bâtir sur des sables mouvants. L'espoir s'étiole vite s'il n'est pas suivi par du concret. Seul l'avenir nous dira si nous avons eu du flair, ou si nous avons fait fausse route.
— Deux ans. Peut-être trois. C'est le temps que nous avons pour faire nos preuves."
Abenet hausse un sourcil.
"N'est-ce pas là une vision un brin pessimiste ?
— J'essaie de me montrer réaliste.
— La reconquête de Caer Oorun a été une première victoire significative.
— Tu as raison sur ce point. Mais elle est loin d'être suffisante. Le Kraken n'est rien comparé à tout ce que le Tumulte recèle. C'est à lui que nous devrons bientôt nous mesurer.
— Nous nous préparons depuis longtemps maintenant, finit-il par concéder. Qui vivra verra, je suppose."
Elle acquiesce, consciente qu'ils ne font qu'ergoter. Mais sa propre analyse n'est pas terminée pour autant. Il faut qu'elle parvienne à cerner le jeune plénipotentiaire ; qu'elle se fasse une image mentale de sa façon de procéder, d'aborder un problème. Afin d'anticiper ses actions.
"Qui soutient-il ? demande-t-elle soudain.
— Amaro ? J'ai eu vent qu'il hésitait encore entre Girsang et Muttunbaal.
— J'ose espérer qu'il se gardera de s'acoquiner avec Girsang.
— Muttunbaal a peut-être plus d'influence, mais les poches de Girsang sont profondes et bien remplies. Ne sous-estime pas le poids de l'argent.
— Un Fleuron vaut mille paroles en l'air ?"
Abenet étouffe un ricanement.
"Laisse donc de côté ces maximes ineptes, veux-tu ?"
Elle va pour répondre, quand à côté d'elle, un conseiller se lève en trombe. Les applaudissements résonnent tandis qu'Amaro descend de son estrade, ovationné par au moins le tiers de l'hémicycle. C'est loin d'être négligeable. Bien sûr, certaines acclamations sont encore timides, mais certaines autres sont ferventes, comme si elles désiraient que l'Effort de Redécouverte soit mâtiné d'échec.
Alors qu'il regagne sa place au sein de l'assemblée, Amaro jette un regard appuyé vers Anuncia, juste avant de serrer la main de son homologue de rangée. Ce regard vaut mille paroles. Lui aussi a toutes les raisons de s'intéresser à sa stratégie, et il était certain qu'il allait chercher à la décrypter à son insu.
"Avant de regarder ailleurs, il vaudrait de toute façon mieux s'intéresser à la personne qui pourra succéder à Avkan.
— En effet, et ce ne sera pas une mince affaire.
— Noya ?
— Trop conservatrice. Bien sûr, elle appliquera à la lettre les préceptes d'Avkan, mais il faut quelqu'un de flexible, qui puisse ployer comme le roseau.
— Hadrian, dans ce cas ?
— Son influence au sein de l'Assemblée est des plus limitées.
— J'ai l'impression que quoi qu'il arrive, personne n'aura la prestance nécessaire pour sortir de l'ombre d'Avkan. C'est notre plus grave problème.
— Détrompe-toi. Nous avons un candidat tout désigné."
Abenet se met à la toiser. Elle fronce les sourcils, perplexe.
"Ou devrais-je dire une candidate ?"
La jeune sénatrice renifle, feignant de penser à une plaisanterie de la part de son confrère.
"Je suis trop jeune. Beaucoup me considéreront bien trop inexpérimentée.
— Tout dépend de la narration que nous souhaitons embrasser. Une jeune femme, née le même jour qu'a été proclamé le lancement de l'Effort de Redécouverte...
— Je ne suis pas sûre que la symbolique soit l'argument principal sur cette question.
— Non, tu as raison. Nous avons besoin d'une joueuse d'échecs, d'une tacticienne hors-pair... Quelqu'un qui peut anticiper un coup des lieues à l'avance. Comme tu savais où je voulais en venir avant même de mettre les pieds dans l'hémicycle."
Nuncia se permet un discret sourire.
"J'avoue que l'idée m'a traversé l'esprit.
— À d'autres. Je sais comment tu fonctionnes, fillette, dit-il avec malice. C'est bien pour cela que je t'ai prise sous mon aile.
— Ha ! Et moi qui croyait que c'était un service que t'avait demandé mon père."
Abenet secoue la tête.
"On ne peut vraiment rien te cacher. Je suppose qu'il a voulu s'assurer que tu n'allais pas fuir tes responsabilités."
Anuncia fronce les sourcils.
"Comme mon frère, tu veux dire ?
— Il convient d'utiliser son prestige pour nourrir le tien. Lui dans les étendues sauvages, et toi ici, au cœur de la civilisation. Vous formez un trait d'union entre le Monde Connu et la Terra Incognita...
— Est-ce bien sage ? S'il se couvre de honte, je serai moi-même éclaboussée.
— Je ne suis là que pour conseiller. À toi de jauger les risques et d'ourdir tes plans en conséquence."
Il se gratte nonchalamment la barbe.
"Mais j'avoue que cela sonne bien, tu ne trouves pas ?
— Plaît-il ?
— Anuncia ruun-Aysun, quatorzième Basilissa d'Asgartha..."
Elle écarquille les yeux face à son culot, et il éclate de rire en retour.
"Ne fais pas cette tête. Laisse donc aux vieux croulants comme moi la liberté de professer de telles énormités. C'est à vous qu'il appartient de porter la flamme. Nous autres allons gentiment nous asseoir sur le banc de touche. Mais cela ne nous empêchera pas de commenter ce que nous voyons."
Elle secoue la tête, réprimant tout de même un sourire.
"Je sais très bien ce qui est attendu de moi. J'ai servi de caution, de monnaie d'échange, lorsque père et Avkan ont négocié l'intégration de Sig aux Corps expéditionnaires."
Les traits de son mentor s'adoucissent.
"Cela ne te va pas de jouer les victimes.
— Jouer les victimes ?"
Elle lui prend soudain le bras, avec même un soupçon de tendresse.
"Mais Abe, détrompe-toi, la défection de mon frère est la meilleure chose qui me soit arrivée."
Anuncia écarte les draps et se redresse dans son lit, incapable de trouver le sommeil. Elle se tourne vers lui, et laisse glisser ses doigts sur la courbure de son épaule, sur le galbe de ses omoplates. Dans la pénombre de ses appartements, elle l'étudie tandis qu'il dort ou prétend dormir.
C'est à vous qu'il appartient désormais de porter la flamme.
Elle se met à repenser à ce qu'Abenet a dit. Anuncia ruun-Aysun. Il avait usé du nom de sa mère, probablement pour mettre en retrait l'extraction de son père. Et l'usage tonitruant de ce vous... Était-ce seulement une référence à la jeune génération, ou bien sous-entendait-il autre chose ? Était-il dans la confidence ? Suspectait-il quelque chose ?
Elle se savait le jouet des machinations d'Avkan, mais elle allait bientôt cesser d'être une marionnette et devenir elle-même marionnettiste.
La préparation des forces d'exploration avait permis au Basileus de préparer sa succession avec un soin tout particulier. Et il était fort probable que cette temporalité avait été étudiée dès le départ pour lui allouer cette marge de manœuvre.
Il avait en secret favorisé la montée en bonnes grâces d'Amaro Arundhani, qui était devenu un pilier incontournable du Nouvel Échiquier. Et quant à elle, l'occasion était trop belle... Depuis longtemps, la lignée de sa mère, descendante de Rune, s'était dissociée des sphères politiques. À travers elle, il comptait bien capitaliser sur cet héritage pour garantir la pérennité de l'Effort de Redécouverte. En prenant appui sur l'ambition démesurée de son père.
D'un côté, un solide prétendant de l'opposition. De l'autre, une représentante de la Vieille Noblesse ayant pris parti pour le dirigeant sortant... Deux partis avec de puissants soutiens, qui cumulaient à eux deux près des deux tiers du cirque politique...
Lorsqu'ils annonceraient leur union, à la veille des élections, la nouvelle résonnerait comme un coup de tonnerre. Certains s'enthousiasmeraient d'avoir enfin une porte d'entrée vers les hautes sphères de l'Astérion, tandis que d'autres verraient un moyen de dénouer les tensions politiques qui depuis des années semaient la discorde.
Tous penseraient pouvoir tirer leur épingle du jeu.
Elle soupire, essayant de mettre de côté ces pensées. Elle pose sa main sur son dos et sent son cœur battre au creux de sa paume. Oui, elle l'avait étudié sous toutes les coutures, que ce soit dans les sphères publiques ou dans l'intimité de ces moments volés. Elle en avait fait de même quant à leur situation. Leur alliance était en mesure de combler le fossé qui s'était creusé au sein des hautes instances. Leur mariage pouvait incarner le reflet d'une Concorde retrouvée.
Elle ne savait pas encore si un quelconque amour les unissait, mais ce n'était pas là l'important. Ce dont elle avait besoin, c'était d'un soutien, d'un associé.
Anuncia l'observe. Sa nuque, les vagues sombres de ses cheveux, le rythme de sa respiration... Elle l'observe, car il est aussi important de connaître ses adversaires que ses alliés.