
Subhash & Marmo

Lore
20 février 2024
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On le dit caractériel. C'est vrai. On le dit pince-sans-rire et bourru. Coupable. Quelque part, il n'y a rien d'illogique. Tous ceux qui sont nés et qui ont grandi en Suspira sont connus pour avoir mauvais caractère. C'est peut-être à cause des conditions de vie extrêmes qu'ils ont cette réputation, mais à vrai dire, il ne peut pas trop prétendre le contraire. L'île de Suspira, à l'extrémité orientale d'Asgartha, est une terre désolée, presque entièrement recouverte de sable noir et de rochers coupants comme des lames de rasoir. À cela, il faut rajouter les effluves nocifs : soufre, méthane, ammoniac... Un vrai paradis. Alors pourquoi s'installer là-bas, au final ? Parce que le sol est riche en Kelon et autres éléments rares, comme l'Aérolithe.
Mais il pourrait en être autrement. Les autres presqu'îles d'Asgartha avaient bénéficié de l'action des Altérateurs, qui avaient patiemment stabilisé et terraformé leurs biomes. En Suspira, en revanche, le boulot avait été laissé en suspens pour cause d'exploitation intensive. Quand il était gamin, son père parlait souvent de la possibilité que Suspira puisse devenir un paradis — un vrai, cette fois — en lieu et place de ce désert rocailleux et austère. Il le disait avec un peu d'amertume mais aussi beaucoup d'espoir, lui qui galérait à entretenir ses plantations et ses arbustes au milieu de tout ce sable. Petiot, il imaginait ce que pourrait devenir son île, si elle était recouverte de forêts, de lacs majestueux et de plaines à perte de vue. Et tout ce qu'il avait, c'était les illustrations des magazines pour se faire une image mentale de ce rêve...
Né d'une mère directrice de travaux et d'un père infirmier, Bash était le quatrième bambin d'une fratrie de six. C'était toujours le bordel à la maison, et avec son tempérament solitaire, ça n'avait pas été une mince affaire de grandir dans cet environnement-là. Mais entre les engueulades et les prises de bec, il avait somme toute vécu une enfance heureuse, même si c'était loin de tout et dans une ville un brin austère. Enfin, "ville" est un bien grand mot. Utval était avant tout une colonie minière, constamment battue par les vents et la poussière. Pour sortir de chez lui, il devait pousser fort la porte pour chasser le sable qui s'entassait devant. Pour aller à l'école, il devait retenir sa respiration et mettre ses lunettes de soudure pour pas avoir les yeux qui piquent.
Heureusement, Utval était située sur la côte, et l'air y était plus respirable. Ailleurs, des fumées âcres jaillissaient du sol au-dessus des colonnes de soufre avec une odeur d'œuf pourri. Et c'était sans parler des singularités du Tumulte, plus fréquentes que partout ailleurs dans la péninsule vu que l'île avait été stabilisée — là encore un bien grand mot — en dernier. Mais la vie là-bas avait quand même ses bons côtés. Quand le temps, généralement exécrable, le permettait, il s'asseyait sur les toits de la ville-plateforme et regardait les véhicules lourds partir au matin vers les mines. Ils laissaient d'énormes empreintes dans le sable où se formaient de grandes bâches à marée basse. Quand ils n'allaient pas en cours, les enfants y jouaient, y pêchant des crabes et des crustacés.
Peu d'Asgarthi s'exposent autant à un environnement toxique — entre nuages nocifs et matériaux explosifs — que les mineurs de Suspira. À chaque fois qu'il était de quart et qu'il descendait dans les carrières souterraines, Bash enfilait sa lourde combinaison étanche. Il travaillait dans la moiteur oppressante et feutrée de son scaphandre, croisant les doigts pour que le plafond ne s'effondre pas, ou qu'une réaction en chaîne ne vienne pas faire détoner les réserves de Kelon. Mais tout n'était pas noir, bien au contraire. Il aimait le sentiment d'entraide qui soudait les mineurs, la camaraderie qui régnait à la taverne quand ils regagnaient la surface.
Il faut savoir que les mineurs de Suspira sont une communauté assez superstitieuse. Il y avait tout un rituel à bien respecter pour ne pas provoquer le mauvais sort. Et c'est clair que les coups de grisou, il fallait mieux éviter. Mais cette tendance pouvait aussi prendre d'autres aspects. Beaucoup espéraient pouvoir dénicher des pépites de Kelon solaire, ce matériau légendaire imbu d'une énergie intarissable. Ça, ou bien d'autres minerais encore inconnus qui pourraient leur ouvrir les portes de la fortune et de la notoriété. C'était comme une faible lueur d'espoir dans l'obscurité des tunnels, qui leur donnait la force de creuser plus profond, de passer outre la fatigue et les moments d'abattement pour continuer d'avancer, de forer...
Mais après huit années dans les carrières de Suspira, Subhash dut faire face à un choix. Cette durée était le maximum autorisé pour tout travailleur des mines. Il aurait bien sûr pu rester sur l'île, auprès de sa famille et de ses amis, en y trouvant un job annexe de conducteur de véhicules ou d'appareils de chantier. Mais quelque chose vint chambouler sa trajectoire de vie du tout au tout. Il avait évidemment entendu parler de la promulgation de l'Effort de Redécouverte. Suspira était loin de tout, mais pas aussi isolée que ça. Lorsqu'il vit des premiers apprentis explorateurs s'entraîner dans les étendues rocailleuses de l'île, simulant des environnements hostiles, il se mit à penser que c'était une chose à laquelle il pouvait lui-même prétendre.
C'est ainsi qu'il s'enrôla, avec pour première étape la capitale, Arkaster, et la Fonderie, le Bastion des Axiom. La première fois qu'il mit les pieds dans un aérodyne fut une expérience mémorable. Il découvrit que : un, il avait le mal de l'air et n'aimait pas du tout voler ; et deux, à quel point Asgartha était minuscule de tout là-haut. Alors qu'ils survolaient les nuages, il put voir l'immense mer du sud, ainsi que les villes et les campagnes, les fjords et les forêts insondables de la péninsule. Tout un monde, et pourtant si refermé sur lui-même... Heureusement, Marmo était là pour le rassurer et veiller sur lui. Il n'aurait pas pu partir sans lui de toute façon.
Plusieurs heures après cet exploit, on annonça, après de nombreux tests, que Marmo n'avait rien d'un chien ordinaire. C'était une Chimère, une entité du Tumulte. Bash haussa les sourcils, incrédule, jetant un coup d'œil vers son animal de compagnie qui était en train de ronger tranquillement un os. Ça, une Chimère ? Mais si rien ne changea dans sa façon de le considérer, l'attention dont ils firent tous deux l'objet monta dans l'instant de plusieurs crans. Par sa proximité avec une créature du Tumulte, Bash était soudain devenu un candidat sérieux pour l'avant-garde des Corps expéditionnaires.
Leur vie à tous les deux s'en trouva complètement transformée. Ils furent reçus par l'Assemblée des Maîtres Axiom, interviewés, examinés... Il y avait quasiment tout le temps autour d'eux des gens qui tentaient de les convaincre, que ce soit par flatterie ou persuasion, à postuler. C'est comme s'ils avaient soudain été projetés dans un cyclone d'éloges, d'honneurs et de tractations diplomatiques. Bon, il y avait des petits fours et d'autres mignardises. C'était difficile de dire non à tout ce faste auquel il était peu habitué.
Pour autant, ce n'est pas pour cette raison qu'il accepta d'intégrer l'Effort de Redécouverte. Il lui suffisait de repenser aux mines de Suspira, à la condition des travailleurs... S'il y avait une chance de trouver d'autres filons dans la Terra Incognita, n'était-ce pas un risque qu'il fallait prendre pour leur apporter un peu d'espoir et d'apaisement ? Et qui sait, peut-être que des Altérateurs pourraient ensuite stabiliser l'île complètement pour en faire un paradis, au lieu de l'exploiter pour son seul potentiel minier ? Subhash ricana en imaginant son père se reconvertir en tant que fermier.
S'ensuivit une longue période de formation. Il dut se familiariser avec le grand air, lui qui était si habitué aux milieux confinés. Ça ne lui déplaisait pas de dormir à la belle étoile, d'explorer de nouveaux lieux, de goûter à des horizons inconnus. Mais ça ne l'empêchait pas de se sentir nu, parfois, au milieu des vastes étendues sauvages. En parallèle, il découvrit le faste — autant social que technologique — de la capitale. Il entrevit ce que pourrait être Asgartha lorsque ces innovations se démocratiseraient à travers la péninsule... Et il y avait de quoi être confiant au vu de toutes les prouesses que l'Axiom était capable d'accomplir.
Aujourd'hui, ça fait huit ans qu'il se prépare à partir, et ça commence à le démanger. Il n'a jamais été très patient, mais là, l'attente a été interminable. Mais en même temps, il a un nœud dans l'estomac quand il pense à l'inconnu et ce qu'il contient. Des trucs bien, forcément. Mais il y aura forcément des choses moins bien dans le tas. Pourtant, il lui suffit de regarder Marmo pour se dire qu'il y a plus de bon que de mal à trouver là-bas. La preuve, c'est que le Tumulte lui a offert le compagnon d'une vie, toujours là pour le soutenir quand il a une baisse de régime... et pour lui quémander des croquettes.