Que le spectacle continue

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  • Lore

  • 10 janvier 2025

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7 minutes

393 AC

Caer Oorun, base arrière des Corps expéditionnaires

Les ouvriers assemblent les gradins avec leur nonchalance habituelle. On a toujours du mal à croire que la scène sera en place en temps et en heure, mais le miracle aura encore lieu ce soir, comme d’accoutumée. Installée face à la mer, la scène bénéficie d’une lumière fantastique et d’un paysage grandiose avec en point d’orgue une vue imprenable sur le Rempart. En contrebas, dans le port qui sert de base arrière à l’Effort - on ne va pas se mentir - de Reconquête, l’effervescence est encore plus palpable : des troupes débarquent régulièrement, du matériel arrive par containers, des camps s’érigent par Faction et on commence à voir se monter des constructions en dur. On sent la ferveur de chacun de participer à l’exploration de ce “nouveau” territoire. Mais pour l’instant, c’est le moment de se réjouir, de célébrer le début de ce nouvel espoir pour l’humanité. Les Lyra ont décidé de marquer le coup avec un spectacle avec la crème de la crème ! C’est ce soir que la magie aura lieu, et tout ce qui compte de fiers explorateurs sera là pour communier dans l'émerveillement. Ensuite viendra le temps de partir tailler sa route et affronter mille dangers inattendus, que ce soit dans la jungle, dans la montagne ou les marais, et ce pendant de longues semaines, à n’en pas douter.

Awmar aime assister au montage. Cela date de l’époque où il suivait ses parents en représentation. Depuis, il adore déambuler dans ce fatras de caisses, de fils, d’armatures métalliques… C’est important pour lui de hanter les lieux avant de faire ses répétitions. Un spectacle, c’est aussi un cadre, une acoustique, une distance, un volume… Il faut savoir l'appréhender sous tous ses aspects pour obtenir le meilleur effet et jouer avec toutes les ficelles de son art, pour que chaque spectateur vive un moment unique. Alors qu’il musarde, Awmar tombe sur l’affiche qui annonce les festivités :

Bon Vent !
Le Clan Kasirga en appelle aux autres Clans ;
Que tous ceux qui l’osent viennent !
Artistes, mimes, baladins !
Pour célébrer la reprise de Caer Oorun ;
Pour célébrer le départ ;
Par un Show magistral !

S’ensuit une liste de noms de prestigieux artistes et interprètes. De quoi en mettre plein les yeux aux aventuriers avant leur départ. Curieux, Awmar se penche sur la liste pour connaître les pairs avec qui Auraq partagera la vedette. Il énumère à voix haute les performers, s’arrête un instant sur son nom de scène en souriant. Puis il va pour poursuivre et s’arrête soudain, apercevant du coin de l'œil un nom sorti du fond des âges. Nyala. “Non, mais c’est une blague ?”, pense-t-il à corps défendant. Après la déconvenue de la cérémonie d’inauguration, où cette satanée Nev lui avait joué un vilain tour, il fallait que le sort s’acharne encore sur lui.

Nyala. Ce nom surgi du passé ramène Awmar à une époque lointaine. Une ère révolue où Auraq ne partageait pas sa vie et où parmi ses amis, il y avait la malicieuse Nyala. Ensemble, ils s’introduisaient dans l’atelier de son père pour y subtiliser ses créations vestimentaires les plus fantasmagoriques. Puis ensemble, ils imaginaient des spectacles. C’était un véritable duo. Ils s’étaient promis de monter leur première représentation en commun. Ils passaient des heures à concevoir des scénarios, à répéter des pas, à déclamer des tirades, à jongler… Awmar ne quittait Nyala que pour aller voir sa mère sur scène lorsque le soir venait. Inexorablement, cette série de réminiscences le ramène à la fin tragique de sa mère, comme un leitmotiv auquel il ne peut pas échapper. Kibble passe soudain entre ses jambes, le sortant de sa lancinante mélancolie. La Chimère reprend la direction des loges, qui viennent d’être terminées par les roadies. Awmar sourit. Oui, le spectacle se doit de continuer. Il est temps d’aller se préparer, et de tirer sa révérence pour céder la place à Auraq.

La loge est exiguë et mal éclairée. Awmar soupire. C’est toujours comme ça, alors on fait avec. Kibble dort, lové dans un coffre rempli de robes. Alors que les néons autour de son miroir lui renvoient une image un peu blafarde, il tente de se maquiller du mieux qu’il peut.

Awmar étale ses pots, ses poudres, les différents onguents colorants et paillettes avec tous les petits instruments pour les appliquer. Voilà, c’est disposé sur la console. Il commence par poser la base sur sa peau, puis le fond de teint. Il tourne la tête de gauche à droite devant le miroir. Il poursuit avec l’anti-cerne, entame le contouring. Poudre, blush… Une petite pause, puis il passe l’highlighter. Enfin, c'est au tour des yeux. Le regard terminé, Awmar passe en revue son visage, et son reflet lui renvoie un clin d'œil.

A travers son Ignescence, les idées en lui se réagencent. Certaines se mettent en sommeil, et d’autres prennent vie. Elle mime de s’envoyer un baiser. Bonjour, Auraq, et bonne nuit, Awmar.

Elle sourit puis réfléchit à ce qu’elle va proposer au public ce soir. Elle sent la nostalgie l’envahir et conduire son esprit vers le passé. C’est toujours l’image de sa mère qui revient en premier. Et si le spectacle de ce soir était un peu une sorte de point final et de point de départ ? Il est temps de baisser le rideau sur le passé pour lever celui du futur. Auraq attrape le masque qui est posé devant elle et le contemple. C’est le moment d’en avoir le cœur net. Elle enfile le masque, se lève, adresse une gratouille à Kibble et sort de sa loge.

Elle longe les autres cabines avant de gagner les coulisses. Les artistes répètent, s'entraînent. Auraq joue de l’obscurité pour glisser dans un coin sombre et discret. Derrière un rideau, coincé entre un jeu de poulies et des décorations en carton pâte, elle observe. Et elle finit par dénicher le sujet de son intérêt : Nyala. Celle-ci enchaîne les apparitions et disparitions d’objets grâce à son pouvoir d’Altération. Allons bon, elle a sacrément progressé dans l’art des portails. C’est impressionnant, pour une simple amatrice. Bravo. Quel chemin parcouru.

Et Auraq, fascinée, revoit Nyala, encore adolescente, en train d’exhiber à qui voulait le voir les premiers balbutiements de ses facultés d’Altération. C’était elle qui avait développé ses pouvoirs en premier, et elle en était très fière. Elle le taquinait d’ailleurs régulièrement Awmar sur le sujet. Jusqu’à la mort de sa mère, l’Altération n’était pas la préoccupation première de l’enfant qu’elle était. Et puis, au fil du temps, alors que la maladie emportait sa mère, l’Altération était devenue une distraction, une évasion, une porte de sortie. Très rapidement, Amwar avait comblé son retard sur la maîtrise de cet art, dépassant même Nyala. Si elle n’en avait rien dit, Amwar avait bien senti qu’une gêne s’était installée entre eux. Nyala en avait-elle développé une certaine jalousie ? Peut-être. Toujours est-il que le décès avait éloigné les deux amis : Amwar s’enfermant dans sa culpabilité et Nyala ne sachant comment l’aider. Une gêne mutuelle, comme un mur dont les briques s’entassaient au fil des jours et des semaines. C’est à ce moment que leurs chemins se séparèrent une première fois. Chacun prit de la distance. Nyala commença à monter des petits spectacles dans son coin alors qu’Auraq avait endossé le rôle de sa mère. Elles s’observèrent de loin, mais ne partageaient plus la scène comme autrefois.

Nyala termine sa répétition et s’apprête à sortir de scène. Auraq tente de s’éclipser discrètement, en passant derrière le rideau. Elle sent la présence inconfortable d’Awmar derrière ses oreilles, comme une migraine. Et les coulisses sont traîtresses et parfois impitoyables : alors qu’elle cherche à enjamber une bout de décor, l’Altératrice se prend les pieds dans des cordages… et manque de s’étaler de tout son long. Il se ratrappe in-extremis mais son acrobatie a attiré tous les regards. On repassera pour la discrétion. Un assistant l’interpelle et lui demande son nom pour le placer dans le calendrier des répétitions. Il hésite, son regard croise celui de Nyala, puis il finit par lâcher un “Auraq”, sans grande conviction. L’assistant lui assigne un coin. Nyala s’est arrêtée alors qu’elle allait partir. Elle s’adosse à un poteau dans l’angle de la scène. Awmar sait qu’elle va vouloir assister à sa répétition. Plus la peine de se cacher derrière un masque. Il l’enlève, le pose sur une caisse, se tourne vers l’orchestre et demande à faire jouer une célèbre ballade Lyra. Dans la fosse, le chef acquiesce, saisit sa baguette, tape sur son pupitre, compte jusqu’à deux, et la mélodie commence. Awmar cherche en lui la passion qui l’anime pour créer le décor onirique qui sied le mieux à cette musique. Il cherche Auraq, et heureusement la trouve. Elle commence son show, encore déstabilisée par la tournure qu’ont prise les événements.

Mais elle n’est pas de celles qui laissent le trac, ou tout autre type de déconvenue, lui jouer des tours. Elle est Auraq, diva parmi les divas. Elle est exubérance, elle est le talent à l’état brut. Alors elle se met à chanter, modulant sa voix pour chercher la profondeur et la transcendance. Si Awmar est là, autant puiser dans ses émotions pour en tirer de la force.

Nyala est interloquée. Elle se souvient du petit garçon et de la jeune femme qui était son ami·e par le passé. Elle est loin l’époque où elle ne savait pas maîtriser l’Altération comme maintenant. Entre curiosité et jalousie, elle assiste à la prestation d’Auraq. Pourquoi la vie les avait-elle éloigné·es à ce point ? C’est un rendez-vous manqué de l’amitié. Était-ce uniquement le décès de sa mère ou devait-elle chercher plus loin ? Nyala se remémore le moment où elle avait fini son cursus et cherchait à retrouver Auraq pour reprendre le cours de leur amitié. Mais celle-ci avait disparu sans que personne ne sache vraiment où elle était allée. Un mystère de plus qui n’avait pas arrangé les choses. Elle avait alors pris le parti de passer à autre chose, d’enterrer cette partie de sa vie, de la couvrir d’un voile pudique. Mais ne disait-on pas que les fantômes savaient trouver le bon moment pour revenir à la vie ? Et voilà qu’elle était là, sur scène, grande dame et aussi talentueuse que sa mère, voire plus, en réalité. Elle emplissait l’espace, le son, la lumière… L’esprit de compétition revient immédiatement, comme une chemise parfaitement à sa taille. Oh, pas question de jouer les faire-valoir. Cela ne va pas être simple de ne pas se faire éclipser par sa prestation de ce soir. Mais Nyala est confiante : elle a un as dans sa manche. Elle sourit et adresse un petit signe de la main à Auraq, en agitant les doigts, puis elle tourne les talons sans regarder la fin du spectacle. Auraq ne s’en laisse pas compter et termine sa prestation. Alors qu’elle baisse le bras pour signifier la fin du numéro, elle reçoit les applaudissements de ses pairs et des équipes du régisseur, qui avaient cessé de travailler durant sa performance. Elle leur envoie des baisers, et les gratifie d’un salut volontairement ostentatoire.

De retour dans sa loge, Auraq ne peut s’empêcher de ruminer cette rencontre fortuite avec Nyala. Elle regrette d’avoir tenté de l’espionner à la dérobée. C’était hors de caractère, de mauvais goût et un brin mesquin. Elle aurait dû s’afficher au grand jour, être la GRANDE Auraq, sans masque, sans retenue. Maintenant, Nyala sait à quoi s’attendre. Tant pis. Elle se surpassera comme toujours pour ne pas se laisser voler la vedette. Kibble s’étire dans sa malle et saute sur les genoux de l’Altératrice. Auraq gratouille la tête de sa Chimère, impatiente de se mesurer à sa rivale de toujours. Sur scène, cette fois. Et l’attente allait être douloureusement longue…

Ah, la clameur de la foule ! Les roulements de tambour comme des cœurs qui martèlent !

La nuit est arrivée, laissant juste un fin rayon orangé sur la mer, mais ce n’est pas une nuit synonyme de torpeur, loin de là. Le théâtre gigantesque bourdonne de la foule qui s’y presse, envahissant les gradins. Chacun cherche sa place. On peut y voir les Ordis en apparat, des Bravos enthousiastes et bruyants, des Muna absorbés par la contemplation du paysage grandiose qui fait office de toile de fond, des Axioms intrigués par les structures et mécanismes des lieux, des Yzmir comme d’habitude plongés dans leurs réflexions… Quant aux Lyra, ils sont tous sur scène ou dans les coulisses. Les assistants du régisseur courent partout, rafistolant les décors bancals, vérifiant les costumes, vérifiant les accessoires. Ils tapent aux portes des loges pour rappeler l’horaire de passage. La fourmilière artistique est en effervescence.

Auraq est passée de l'impatience à la concentration la plus stoïque. Devant sa glace, elle révise chaque millimètre de son costume, chaque trait de maquillage. Tout doit être parfait. Au loin, derrière la porte, elle perçoit les réactions et les acclamations du public face aux premiers numéros. Tout à l’air de bien se passer. Elle soupire. Elle est prête. Elle l’a toujours été. Kibble vient se frotter à ses jambes, alors qu’une série de coups résonnent à sa porte. C’est l’heure. Elle laisse Kibble passer devant elle et sort en se dirigeant vers les coulisses, de sa démarche la plus ostensible. Elle croise les artistes qui sortent de scène, luisant de sueur. Et lorsqu’elle gravit les dernières marches, elle voit que Nyala vient d’arriver au milieu de la scène. Le brouhaha du public se transforme en silence respectueux. Nyala démarre son spectacle de prestidigitation, et Auraq retient son souffle, partagée entre fascination et appréhension.

Nyala commence doucement avec une série de petits tours de passe-passe. Elle crée de petits portails, passant sa jambe, son bras, sa tête dans les ouvertures dimensionnelles qu’elle crée à la volée… Elle jongle en passant les bras dans les petites fenêtres, au gré d’une chorégraphie millimétrée. Puis le jeu se complique : l’Altératrice augmente le nombre de portails qui s'entremêlent et y fait passer des objets de plus en plus longs, plus gros, plus complexes. Les objets passent de droite et de gauche, de haut en bas, et ce faisant, ils prennent de la vitesse. Elle débute avec une simple bougie qui voyage à travers cinq dimensions, mais termine avec une calèche lancée au galop, et manifestée grâce à l’Altération.

Suite à cette première partie, Nyala simule ensuite un duel, tenant une épée dans chaque main, lesquelles passent à travers les brèches pour finalement effectuer des passes d’armes au-dessus du public. Les applaudissements vont crescendo. Puis c’est au tour du vivant d’entrer dans la danse : Nyala projette un chat, puis un chien. L’un court après l’autre en bondissant tous deux d’un portail à un autre. Et puis, dans une lumière intense, c’est une vouivre enflammée qui apparaît à travers une porte. Auraq manque d’en tomber à la renverse. Nyala a mis la barre très haut. Le dragon incandescent passe au-dessus du public, qui applaudit à tout rompre. Auraq regarde Nyala. Quelque chose cloche. L’Altératrice semble avoir des difficultés à créer un portail pour capturer sa propre créature. La voilà qui s’échappe vers le haut de la scène, enflammant quelques drapés au passage. En bas, des cris d’effroi répondent à l’incendie qui démarre. La vouivre s’immobilise, hésitante.

Auraq bondit sur scène, faisant apparaître un décor onirique apaisant dans son sillage. Elle hèle ensuite le chef d’orchestre qui, jusqu’alors pétrifié, frappe son pupitre et met ses musiciens à l’unisson. La mélodie démarre, tandis qu’Auraq entame son chant. C’est une supplique lancinante, une variation envoûtante d’un chant traditionnel. Elle le transforme en opéra baroque. Kibble s’est posté sur une colonne, prêt à faire diversion si la créature de feu devient menaçante. Mais pour l’instant elle reste fascinée par le spectacle qu’Auraq agite sous ses yeux. Nyala reprend son souffle, se recompose. Un échange de regard avec Auraq, un signe de tête. Le retour d’une complicité muette oubliée, même si elle sera probablement passagère.

Comme une dresseuse de serpent, Auraq s’adresse au dragon par une série de gestes syncopés. Ce dernier est attiré par la chorégraphie, lui répondant par des mouvements ondulants. L’Altératrice augmente l’intensité de son jeu de scène, tandis que derrière elle, Nyala a commencé à faire apparaître un autre portail. Auraq se rapproche de la vouivre ardente, qui fait de même en faisant se tortiller son cou. Kibble s’est redressé dans une position offensive, alors que le portail grandit. Comme un coup de tonnerre, Auraq hurle, et la créature se jette sur elle ! Mais Auraq l’esquive et l’Eidolon termine sa cabriole dans l’ouverture dimensionnelle qui a spécialement été ouverte pour elle ! Les deux jeunes femmes tombent à genoux, leur Ignescence au plus bas. Mais quelque chose crépite partout autour d’elles, tambourine, comme le galop tempétueux d’une harde de chevaux sauvages.

Elles jettent un regard hagard à l’assistance, toutes deux hébétées.

C’est une ovation ! Tout le monde pense, à leur grand dam, qu’il s’agit d’un numéro de duettistes. La Mana afflue pourtant de toute part, revitalisant les deux artistes, qui s’en délectent et n’en perdent pas une miette. Elles se redressent, hésitent, s’observent. Finalement, elles saluent le public, qui se déchaîne en vivats effrénés. Presque avec prudence, les deux femmes reculent pour sortir de scène, presque honteuses, et chacune de leur côté. Pas un mot, pas un sourire ni un remerciement.

La battle est loin d’être finie, c’est une certitude…