Rin & Orchid
Lore
23 février 2024
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Rin se souvenait du soir pluvieux où son vieux père lui révéla la vérité. Elle était en train de vider les poissons qu'il avait ramenés de la pêche, prenant toujours soin d'en donner quelques-uns à Ukai, leur cormoran domestique. C'était grâce à lui qu'ils mangeaient à leur faim chaque jour. La pluie traçait des cercles à la surface de l'eau, et gouttait à travers le toit en chaume. Son père, Yonago, fumait sa longue pipe sur le ponton, soufflant des volutes de fumée dans l'air en train de s'obscurcir. Puis il entra dans la cahute et s'assit près d'elle, tandis qu'elle farcissait les sandres d'herbes, d'épices et de condiments. Il avait un air pensif, presque préoccupé.
Rin le regarda un moment, respectant son silence. Au bout de quelques minutes, il se rapprocha d'elle et lui saisit gentiment les épaules. Son expression était étonnement sérieuse, bien loin de sa nonchalance habituelle. Les mots résonnèrent en elle, et son cœur se mit à battre la chamade. Alors qu'il continuait de parler, les yeux de Rin s'écarquillèrent peu à peu jusqu'à s'embuer de larmes. Ce soir-là, Yonago lui révéla qu'il n'était pas son père. Qu'il l'avait recueillie sur le pas de sa porte, un soir pluvieux comme celui de ce jour. Elle n'était qu'un petit nourrisson d'à peine quelques jours, aux joues rosies par le froid et à la voix vigoureuse malgré sa minuscule taille. Elle était enveloppée de lianes et de feuillage bleuté, dans un cocon tapissé de mousse.
Il avait vu la Chimère — une mante religieuse de taille humaine — s'éloigner. Sa teinte rosâtre était celle d'une orchidée, comme si son corps mimait les délicats pétales d'une fleur. Elle avait tourné les yeux vers lui et l'avait longuement regardé, comme pour s'assurer qu'il allait bien s'occuper de l'enfant. Et c'est ce qu'il avait fait durant toutes ces années. Il l'avait élevée comme sa propre fille, lui apprenant à marcher, à parler, à décrypter la langue de la nature, des caprices du temps aux comportements des animaux. Et au moins une fois par saison, la mante revenait jusqu'à la lisière de la forêt, pour voir si elle avait bien grandi, si elle était heureuse dans son habitat. À chaque fois, Yonago l'avait saluée d'un signe de tête, avant qu'elle ne replonge sous le couvert des arbres.
Rin comprenait enfin. Depuis qu'elle était toute petite, elle avait l'habitude de quitter leur cabane lorsque son père emmenait Ukai pour une journée de pêche. Elle profitait de son absence pour traverser la rivière et s'enfoncer dans la forêt diaphane. Là, sous les branches semi-translucides et bariolées de feuilles bleues, mauves ou rosées, elle explorait les sous-bois à la recherche de champignons, de baies sauvages ou d'herbes comestibles. En marge de sa cueillette quotidienne, elle s'amusait toute la journée durant, oublieuse des dangers. Elle regardait la famille castor construire un abri, jouait à cache-cache avec les louveteaux blancs de la meute lunaire, farfouillait dans les ruisseaux limpides à la recherche de coques ou d'écrevisses.
Elle revenait bien sûr avant que le soleil ne soit au zénith, pour démarrer le feu et commencer à cuisiner pour son père. Ce dernier n'était pas dupe. Il savait qu'elle s'enfonçait beaucoup plus loin dans la forêt que ce qu'il lui avait conseillé, mais tout semblait sourire à la jeune enfant. Rien ne semblait lui vouloir de mal. Les après-midi, elle aidait son père à s'occuper des bassins de pisciculture. Elle versait le fruit de sa pêche dans ces cuvettes, regardant frétiller les alevins, les truites et les anguilles. Et deux fois par semaine, ils se réveillaient avant l'aube, chargeaient des bacs remplis d'eau et de poissons sur le dos de leur yak, et dénouaient les cordes de leur barge pour rallier la cité flottante d'Amorgand.
C'était toujours un plaisir de voir l'effervescence de la ville aux jonques. Ils positionnaient leur embarcation le long du canal parmi des centaines d'autres, et attendaient que les bateliers s'arrêtent pour leur acheter quelques prises. Il y avait quelque chose d'enivrant en ville. Peut-être étaient-ce les épices ou les fragrances du marché ? Des milliers de senteurs inconnues et entêtantes flottaient dans l'air... Et si elle était heureuse de retrouver la quiétude de leur cabane à la nuit tombée, elle adorait se perdre dans ce dédale de péniches, de jangadas, de balancelles, de cascos et de fûtreaux. Elle aimait se mouvoir de barque en navire, sautillant de rambarde en ponton. Elle saluait les autres marchands, leur offrait du fretin en échange de fruits et de légumes.
Mais ce qui lui plaisait le plus, c'était les stands de cuisine de rue. Elle salivait d'avance en s'approchant des échoppes, pensant aux boulettes de riz gluant badigeonnées de sauce sucrée-salée, aux brochettes de viande grillée, aux calamars fumés... Chaque midi, c'était à elle d'aller chercher leur repas. Ce moment était un peu son péché-mignon, et elle l'attendait toujours avec impatience. Mais elle ne se contentait pas de déguster : elle observait attentivement les techniques des cuisiniers, les mémorisait avec minutie, dans le but de les reproduire à la maison avec les ingrédients qu'ils avaient chez eux, même si cela nécessitait d'adapter un peu les recettes...
Toute sa vie, elle l'avait vécue à la frontière, entre le monde des humains et les étendues sauvages. Et elle appréciait à égale mesure ce que les deux avaient à offrir : sérénité et foisonnement d'un côté, effervescence et bruit de l'autre. C'était comme si elle était un trait d'union entre deux univers, et elle aimait cette place qui était devenue la sienne. Elle ne se voyait pas en bouger. D'ailleurs, elle s'était mise en tête qu'elle prendrait la suite de Yonago, dressant son propre cormoran — ou peut-être un pélican — pour l'aider à la pêche. Son père pourrait se reposer les matins, pendant qu'elle s'occuperait d'étendre ses filets sur les eaux tranquilles de la rivière saumâtre...
Mais la révélation de son père était venue bousculer tous ces plans, pourtant mûris durant de nombreuses années. C'est comme si ses certitudes s'étaient soudain déplumées, comme un arbre se dénude une fois l'hiver venu. Qui était la Chimère qui veillait ainsi sur elle depuis son enfance ? Savait-elle d'où elle venait véritablement ? Maintes nuits durant, le sommeil, d'habitude si familier, ne venait plus la trouver aussi facilement. À son grand regret, son père n'en savait pas plus, qu'importe son insistance et le nombre de questions qu'elle lui posait. Il se contentait de répondre qu'elle était en âge de savoir la vérité sur ses origines, mais qu'il ignorait tout d'elles.
Un jour, elle se réveilla avant son père adoptif, caressa la tête d'Ukai pour qu'il se rendorme. Elle s'élança seule en direction de la forêt, déterminée à retrouver le seul être qui savait peut-être d'où elle venait. Rin ne le sut jamais, mais Yonago l'avait vue partir sans mot dire, sachant pertinemment que c'était une quête que la jeune fille se devait d'accomplir. Tout obnubilée qu'elle était, elle passa sans s'arrêter à proximité de la tanière de l'ours Karhu, dépassa les terrasses de calcaire blanc et leurs cascades turquoise, sans se baigner un seule seconde dans les sources thermales. Elle salua rapidement la famille wombat, qui fut surprise de ne pas la voir s'arrêter, et dut décliner l'invitation de Potaba, le renard aux plumes blanches, qui émit un glapissement sourd en guise de déception...
Elle s'enfonça plus loin qu'elle n'avait jamais été dans la forêt spectrale, où le feuillage bleuâtre ondulait sous une brise irréelle. Les troncs blafards s'élevaient telles des colonnes de brumes, la canopée indigo masquait le ciel, tandis que des lueurs fantomatiques dansaient comme autant de feux-follets. Alors que la nuit tombait, auréolant les bois d'une lueur éthérée, Rin se mit à pleurer, de fatigue, de frustration, de déception. Elle avait fait un long chemin sans que sa bienfaitrice ne se manifeste. Ses pieds étaient douloureux, ses muscles ankylosés... Dans une ultime tentative, elle se mit à crier à tue-tête, signalant désespérément sa présence, espérant du fond du cœur que la Chimère réponde à son appel.
C'est ainsi qu'elle se présenta au temple Muna d'Amorgand, bâti sur une goélette bariolée et reconvertie en sanctuaire. L'air y était saturé d'encens, de musc et d'autres odeurs inconnues. Turuun, une vieille femme à la peau parcheminée, la reçut et l'écouta attentivement. C'était une prêtresse versée dans les voies naturelles, mais aussi une diplomate qui avait dédié sa vie à servir de pont entre le monde des humains et celui des bêtes. En retour, elle lui parla du Musubi et des Muna. Rin but ses paroles, fascinée par ce qu'elle était. Tout ce qu'elle disait résonnait avec son être.
Quand elle revint au radeau de son père, ses pensées étaient tiraillées. D'un côté, elle se sentait attirée par tout ce qu'elle venait de découvrir. De l'autre, il y avait l'avenir qu'elle pensait jusque-là acquis : reprendre le flambeau de son père, vivre humblement de la pêche et de ce que la nature leur offrait. Yonago perçut son trouble, mais la laissa à ses pensées. Sur le chemin du retour, il lui révéla que la nature et la vie avaient été généreuses avec lui. Il avait reçu des présents que jamais il n'avait espéré obtenir : une existence paisible, et une fille qu'il adorait plus que tout. Mais si la nature donnait, il convenait de lui donner en retour. Et c'était peut-être cela que Rin devait faire, la raison de son existence.
Bien qu'émue aux larmes et souffrant de la soudaine réalisation, elle savait que son père disait vrai. Son chemin était en train de bifurquer, de la mener ailleurs. Pour se lier avec Orchid, elle devrait cheminer jusqu'à la Katkera, puis peut-être devenir elle aussi une Muna. Elle ignorait combien de temps cela prendrait, mais même quelques mois loin de son bienfaiteur lui semblait être une éternité. Yonago la prit dans ses bras et la remercia pour ce qu'elle lui avait offert. Rin le serra longuement contre elle, les yeux embués par le chagrin et le bonheur. Il resterait son père, quoi qu'il arrive, et elle retrouverait toujours le chemin de la maison, qu'importe la distance et le temps qui passe...
Les mois envisagés se muèrent en années. Rin et Orchid avaient accompagné Turuun jusqu'au Fuseau et au Refuge de l'Écorce. Par le Musubi, elles devinrent Exalt, puis intégrèrent la famille des Muna. Durant cette longue absence, Rin envoya des lettres à son père pour lui raconter sa vie, ses épreuves, ses découvertes... Il lui répondait parfois par de brèves missives transportées par le Talaria. Elle savait que le papier et l'encre étaient chers, et qu'il ne pouvait se permettre trop de dépenses. Mais elle était touchée qu'il prenne le temps de lui donner des nouvelles, aussi sporadiques soient-elles.
Un jour, alors que Yonago étendait ses filets, il vit une frêle silhouette lever le bras depuis la rive, accompagnée d'une forme plus massive et insectoïde. Les larmes lui montèrent, car il l'aurait reconnue entre mille. Et à sa vue, même Ukai croassa en battant des ailes. Le pêcheur délaissa ses filets pour voguer avec empressement jusqu'à la jeune fille, la serra fort dans ses bras sous le regard bienveillant mais vigilant de la mante. Ils restèrent longtemps ainsi enlacés, après des années de séparation.
Le soir venu, Rin raconta à son père toute son initiation en tant que Muna, son apprentissage de l'Altération, sa connexion au Skein... Par ce réseau énergétique, elle était connectée à tout ce qui existait autour d'elle, du galet sur la plage aux aigrettes qui laissaient leurs empreintes sur le sable gris. Grâce au lien qu'elle avait noué avec Orchid, elles conversaient constamment par le biais de leurs pensées. Si elle était devenue Altératrice, la Chimère était devenue son Alter Ego. Elles formaient dorénavant un seul être, une seule âme.