Primordia

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  • 19 août 2024

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367 AC

Le Maître de Guilde tapote nerveusement la table de ses doigts. Autour de lui, les autres membres de l'Assemblée guildienne palabrent et s'invectivent dans un brouhaha assourdissant. D'un côté, les partisans du Basileus secouent la tête, ulcérés. De l'autre, ses opposants huent et vocifèrent, tapant du poing ou des pieds pour noyer l'amphithéâtre dans un ramdam des plus irritants. Il n'y a plus de place pour le débat. Les autres Maîtres ne sont là que pour en découdre, et non pour trouver un éventuel terrain d'entente. La seule règle semble désormais d'empêcher l'autre camp d'exprimer son opinion.

"Silence !"

La voix de Boro résonne à travers l'auditorium bondé, peinant à se faire entendre malgré la puissance des enceintes. Mais personne ne semble l'écouter, tout occupés qu'ils sont à se crêper le chignon. Si Boro avait toujours été un ingénieur virtuose, il n'avait jamais réussi à asseoir son autorité sur l'Assemblée. Et aujourd'hui est une nouvelle preuve de ses lacunes, autant en matière de charisme que de gestion de conflits. Bien entendu, le Maître de Guilde n'avait rien contre Boro en tant qu'individu. C'était une personne admirable, à l'intelligence aiguisée, doublée d'un génie de la mécanique. Ils étaient en bons termes et avaient conversé en de maintes occasions, autour d'un verre ou de plans de montage. Mais il n'avait pas la poigne suffisante pour arbitrer les conflits. C'était un idéaliste, et cet office nécessitait avant tout quelqu'un de pragmatique.

Le Maître observe la scène en soupirant. Le Maître de la Guilde des Ferronniers est en train de prendre à partie celui de la Guilde des Armateurs ; Hao Fen, qui supervise la Corporation des Machinistes, lit un épais rapport qui n'a probablement rien à voir avec les diatribes actuellement en cours, alors que Celsa, la porte-parole du Parallax, a manifestement fait le choix de rattraper ses heures de sommeil malgré le tintamarre ambiant.

"Silence !"

Écœuré, le Président de l'Assemblée laisse choir son micro, qui propage un larsen déplaisant dans toute la salle en heurtant la table. Le Maître de Guilde soupire, lui-même à bout de patience. Il a mieux à faire que d'assister à ces discussions stériles.

"Maître ?", murmure-t-on à son oreille tandis qu'une main osseuse se pose sur son épaule.

Le Maître de Guilde se tourne vers le nouvel arrivant, un peu pris au dépourvu. Un homme malingre, aux traits taillés à la serpe, lui fait face, vêtu d'une toge diplomatique. Le Maître hausse les sourcils en apercevant les motifs géométriques de sa tenue d'apparat, ainsi que le losange bleu niché au creux de son cou, qui l'identifie comme un membre de l'Ordis.

"J'ignore ce qui vous amène ici, Maître Historien. Mais si vous comptiez assister à un moment mémorable, je crains malheureusement que l'Histoire ne se jouera pas aujourd'hui."

Le dignitaire du Monolithe lui rend un sourire poli.

"J'ai l'habitude de ces symposiums sans fin, même si je dois avouer que nos congrès houleux sont loin d'atteindre ce niveau... d'animation. Laissez-moi me présenter : Juraj, Maître-Archiviste du Sanctum. Et vous l'avez deviné, ma spécialité est l'Histoire, avec un grand H."

Le Maître de Guilde tend l'oreille pour discerner les mots de son interlocuteur, à la diction un peu fuyante et nasillarde.

"Et que me vaut cet honneur, Maître-Archiviste ?"

L'Historien hausse les épaules d'un air nonchalant.

"J'aurais aimé m'entretenir avec vous, Maître Basem Falani de la Guilde des Lapidaires. C'est bien vous, je présume ?"

Basem se contente d'acquiescer.

"Si cela concerne la politique, je vous conseille de vous préoccuper avant tout de vos propres dissensions internes. J'ai assez à faire avec ce raffut."

Juraj réajuste ses épaisses binocles sur son nez, se fendant d'un rictus conspirateur.

"Tout est de nature politique, quand on creuse un peu."

Basem fait claquer sa langue, clairement à bout de nerfs.

"Alors adressez-vous à la Guilde des Prospecteurs. Elle se fait une spécialité d'aller au fond des choses."

Mais l'Historien ne se laisse pas démonter. Il sourit même.

"Je pense que j'ai dans ma besace quelque chose qui pourrait vous intéresser au plus haut point, en marge de toute considération politique. Littéralement, je veux dire.

— Littéralement en marge ?

— Littéralement dans ma besace.

— Nous sommes actuellement en session, soupire Basem."

À côté d'eux, deux Maîtres se lèvent d'un bond et lancent à la volée leur ordre du jour. Les feuilles de papier pleuvent vers l'oratoire, où un conférencier tente tant bien que mal d'avancer ses arguments. Il semble à Basem que Boro devrait mettre un terme à toute cette mascarade, mais sur le dais, le Président de l'Assemblée semble trop occupé à conférer avec ses secrétaires.

"En effet, je m'excuse de vous importuner dans une réunion aussi... productive."

Basem maugrée dans sa barbe.

"Je le concède. Un peu d'air me ferait le plus grand bien. Vous avez cinq minutes pour me convaincre.

— Un temps que j'exploiterai de la plus sobre des manières."

Il se lève discrètement et se dirige en direction des portes en verre, suivi par l'érudit. Le vent marin les accueille d'une vivifiante caresse, tandis qu'ils émergent sur l'une des terrasses de la Fonderie. Cette dernière est déserte. Tout le monde est bien trop occupé à se prendre le bec à l'intérieur de l'amphithéâtre.

"C'est une très belle vue que vous avez là."

En contrebas, au-delà des quartiers de Jusaka et du Gwyntewyn, le district de Porto Novo vibre de vie et d'animation. Des grues déchargent les cargaisons des navires, des nefs marchandes s'apprêtent à appareiller... Un brise-brume est arrivé à bon port, apportant sûrement pour sa Guilde de précieux minerais à tailler et facetter.

Basem se tourne vers l'Historien.

"Je ne suis pas là pour vous écouter énoncer des banalités. Vous et moi savons très bien que le panorama du Monolithe est bien plus spectaculaire.

— Certes. Laissez-moi vous poser une question, alors."

L'Historien farfouille dans son sac, tandis que le Maître de Guilde scrute son profil aquilin. L'homme ne paie pas de mine, mais quelque chose dans son attitude et dans sa voix, malgré son apparente nonchalance, met Basem mal à l'aise. Il ne peut s'empêcher d'être sur la défensive. Juraj retire de son sac un cristal terne, aux reflets légèrement dorés, et le tend au Maître de la Guilde des Lapidaires.

"Savez-vous ce que cela peut être ?"

Basem s'empare de la pierre avec désinvolture, la soupèse dans sa main. Il l'observe sans ciller, avant de froncer les sourcils.

"Où avez-vous trouvé cela ?"

Le sourire de l'érudit se fait conspirateur.

"Dans l'endroit le plus improbable qui soit."

Le Maître sort un monocle de son veston, et inspecte plus attentivement le cristal à la lumière du soleil. Il observe les lignes de fracture, la pureté du matériau... Il y a bien sûr quelques inclusions, des défauts dans sa texture. Mais c'est somme toute un spécimen de la plus belle des factures.

"Du Kélon... mais dont la couleur est pour le moins curieuse."

L'Historien acquiesce en silence.

"Mais il est inerte, vidé de toute énergie", conclut cependant Basem.

Juraj se contente de hocher la tête de nouveau. Le Maître-Lapidaire le dévisage, cherchant à décrypter les intentions de son interlocuteur.

"Vous n'avez pas vraiment répondu à ma question."

Le dignitaire Ordis se fend alors d'un sourire carnassier.

"Il a été trouvé dans le sillage d'une Singularité de Tumulte."

Basem écarquille les yeux, soudain coi.

"C'est seulement un résidu. Nous attendons encore des analyses plus poussées de quelques Initiés Yzmir. Mais nous suspectons que ces cristaux sont ce qui donne leur puissance aux Singularités. Celui-ci vient de la Lueur qui s'est manifestée il y a déjà quelques années de cela. Une fois le phénomène évincé, ces pierres ont perdu leur pouvoir, nous laissant avec ces impotents — quoi que jolis — fragments.

— Vous souhaitez que nous étudiions cette matière ?"

L'Historien secoue la tête.

"Non point, non point."

— Alors je ne vois pas en quoi je puis vous être utile, Maître-Archiviste.

— Il existe certaines légendes au sein des mines de Suspira, murmure Juraj. Des ouvriers y auraient vu un type de Kélon étrange et instable, dont la puissance...

— A fait s'effondrer l'ensemble d'une carrière, interrompt le Maître de Guilde. Ce sont des sottises, des balivernes de mineurs essayant juste de dissimuler une erreur humaine.

— Les Nomades du Tumulte, durant leurs pérégrinations, ont aussi déclaré avoir vu ce qu'ils appelaient des Joyaux de Feu."

Basem lève les yeux au ciel.

"Qui se sont avérés être des cristaux de Kélon.

— C'est ce que certains ont théorisé, en effet. Mais leur témoignage parlait d'une couleur dorée, comme un éclat de soleil concentré. À ce propos, mes archives ne mentent pas."

Basem secoue la tête.

"Et si je vous laissais faire, vous en viendriez à parler des mythiques Primordiae, n'est-ce pas ? Rien n'atteste leur existence, tout comme rien n'est venu confirmer celle d'un autre type de Kélon. Je pensais avoir affaire à un historien, non à un affabulateur.

— Ne soyez pas désobligeant, Maître Falani de la Guilde des Lapidaires.

— Vous vous êtes trompé de voie, Archiviste, renchérit Basem. Si vous êtes plus intéressé par les contes et les sornettes, vous auriez dû postuler chez les Lyra.

— L'histoire est quoi qu'il arrive une fiction, rétorque calmement le lettré. Dès qu'un événement appartient au passé, il devient une anecdote que l'on relate. L'histoire est faite de demi-vérités et de faux-semblants que l'on se transmet en les faisant parader en tant que faits."

Basem se frotte le front, vraisemblablement incrédule.

"Vous croyez donc vraiment que ce cristal a été du Kélon Solaire ?

— Toute légende contient une part de vérité. C'est donc une possibilité. Et il ne serait pas sage de la balayer du plat de la main sans au moins considérer cette éventualité. Imaginez donc ce que l'Axiom pourrait accomplir en ayant sous sa coupe une telle source d'énergie. Le jeu ne vaut-il pas d'y investir un peu de temps ?"

Le Maître de Guilde laisse son regard dériver sur la baie.

"Que proposez-vous ?

— L'Effort de Redécouverte aura lieu. C'est une certitude. Au lieu de combattre ce projet, il convient de l'exploiter au mieux.

— Je vois. Vous souhaitez que je donne mon aval."

Juraj sourit, cette fois avec une bienveillance manifeste, qu'elle soit sincère ou affectée.

"Votre Guilde ne s'est pas encore prononcée. Si vous apportiez votre soutien à l'Effort de Redécouverte, vous feriez pencher la balance en faveur du projet, au sein de votre Faction."

Encore de la politique... Basem se languissait parfois du temps où il était un simple lapidaire, taillant les prismes des Espars de l'Ordis ou de simples cristaux de Kélon. Accéder au rang de Maître avait été une consécration, une reconnaissance de son talent. Mais avec étaient venues toutes ces considérations diplomatiques, ces machinations à mille bandes...

"Si ce Kélon Solaire existe, c'est au sein du Tumulte qu'il pourra être trouvé. Seule l'exploration de la Terra Incognita permettra de le dénicher, et de le dompter."

Basem se frotte la barbe, pensif. Juraj semble vouloir en profiter pour enfoncer le clou.

"Les mines de Suspira seront bientôt exsangues. Votre précieux Kélon va se tarir. C'est un fait, pas des balivernes. Que ferez-vous alors ? S'il y a un moment pour investir pour mieux préparer l'avenir, c'est bien maintenant. Sans quoi, l'Axiom tout entier prendrait le risque d'être laissé sur le carreau."

Le Maître-Lapidaire se tourne vers son interlocuteur.

"Et vous ? Qu'avez-vous à y gagner personnellement ? Il est clair que vous vous rangez plus du côté d'Avkan que de Waru."

L'homme repousse une mèche de cheveux de son visage.

"Je ne suis d'aucun camp, hormis celui de l'humanité. Considérez-moi comme un parti neutre, mais qui prend soin de garder un doigt vigilant sur le pouls de la société. Sur ce, je pense que mes cinq minutes sont écoulées. Je ne vous dérange pas plus, Maître Basem."

L'Historien se détourne. Juraj. C'est ainsi qu'il s'était présenté. Il ferait en sorte de ne pas oublier son nom.

"Archiviste, vous oubliez votre cristal.

— Gardez-le. Passez-le à l'étude ou faites-en un presse-papiers. Je vous en fais cadeau."

Basem le regarde s'éloigner. Sa silhouette légèrement voûtée disparaît au sein de la verrière, tandis que le vacarme de l'Assemblée filtre par la porte entrouverte. S'il avait raison, ce matériau pourrait alimenter durablement les machines de la Fonderie, parer à la pénurie de Kélon qui s'annonçait inévitable. Soutenir le Basileus revenait à convaincre ses alliés d'investir des sommes et des moyens colossaux dans une entreprise qui pourrait se révéler n'être qu'un miroir aux alouettes. S'y opposer, c'était s'exposer à un lent déclin, dont la Faction ne pourrait peut-être pas se relever. En définitive, c'était jouer à quitte ou double.

Basem jette un œil à la pierre qu'il tient encore dans sa main. Il observe la lumière la traverser, se refléter à sa surface. Était-ce un diamant ou bien un vulgaire morceau de charbon ? C'était un pari. Un pari risqué. En mobilisant ses soutiens, il pourrait certainement influer sur le vote de l'Assemblée, quand il aurait lieu dans trois semaines. Avec treize pour cent, il pourrait aisément infléchir l'opinion générale. Mais seule la marche du temps déciderait à juste titre s'il faisait partie des crédules, ou bien des couards. Si cette piste n'était qu'une chimère, il devrait faire face au discrédit, serait abandonné par ses pairs. En revanche, si Juraj avait raison, rien ne pourrait plus entraver l'ascension de l'Axiom, et de sa fortune personnelle.

La pierre semblait soudain lourde dans son poing. Peut-être avait-il eu tort en pensant que rien n'allait se jouer aujourd'hui. C'était peut-être le poids de l'Histoire qui pesait au creux de sa main.

Le Kélon Solaire

Il existe une légende tenace au sein des carrières de Suspira : celle de l'existence d'un autre type de Kélon. Là où sa lueur est normalement bleutée, il est dit que l'éclat du Kélon Solaire est doré et incandescent, comme si le Soleil lui-même s'était figé dans un fragment minéral. Durant une excavation, un ouvrier a prétendu trouver un minerai de ce calibre, avant que toute la cavité dans laquelle lui et ses collègues se trouvaient n'implose malencontreusement. En dépit du nombre élevé des victimes, l'incident aurait pu en rester là, comme une simple tragédie, si une autre rumeur ne s'était adjointe à cette catastrophe. En effet, les chroniques des Nomades du Tumulte ont maintes fois évoqué l'existence des Primordiae. Ces minerais étaient chacun liés à un élément : le feu, l'air, l'eau ou la terre. La découverte de l'Aérolithe, puis du Kélon, n'a fait que renforcer cette légende, les défenseurs de cette théorie arguant que la première était le Primordia de l'Air, et le second celui du Feu. Mais même parmi ces spéculateurs, certains arguent que le Kélon et le Primordia du Feu sont deux choses complètement différentes, et que ce dernier reste à trouver. D'autres, au contraire, pensent que la couleur bleue du Kélon correspond à un état de feu froid, alors qu'une teinte blanche signifierait que son énergie serait à son paroxysme. Certains membres de l'Axiom comptent bien profiter de l'Effort de Redécouverte pour confirmer ces dires, ou faire taire une bonne fois pour toutes ces racontars.