Proies
Récits
23 janvier 2025
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393 AC
Mes pas glissent sur la neige, délicatement. Je prends toutes les précautions requises, laissant mes bottes s'enfoncer dans la poudreuse tout en faisant le moins de bruit possible. Je vérifie d'où vient le vent, et s'il ne va pas tourner. Mais plus que tout, je calme le Skein, lissant les vaguelettes et les remous que je cause dans le tissu de la réalité. De cette façon, je ne suis plus que brise inodore ; je me confonds avec le monde autour de moi, comme un caméléon. En usant de l'Altération, je tiens tout contre moi l'idée du silence, et je la fais mienne. Mais ce n'est pas un simple mutisme dont je me pare, ni le silence étouffé d'un sous-bois plâtré de neige. C'est bien celui du vol d'une chouette effraie, implacable et mortelle.
Car je suis là pour tuer, pour prélever la vie... pour quémander une offrande à la nature. Je le fais par le biais de mélancoliques prières, que j'articule sans émettre le moindre son ; par le biais de respectueux remerciements, pour l'ultime présent que je vais recevoir. Mes litanies disparaissent dans l'air glacial comme les nuages de vapeur que j'exhale à chaque souffle. Je les propage autour de moi, comme un mantra, une complainte, et surtout un hommage.
Si je vais ôter la vie, c'est pour que d'autres puissent vivre. Ce n'est pas par plaisir, ni avec le cœur léger. La nature est échange et don mutuel, et je le ferai avec tous les égards qui sont dus. Aujourd'hui, je prends. Au terme de ma propre vie, je me donnerai à mon tour, et rendrai à la terre mon enveloppe charnelle.
À quelques encablures de là, mes camarades d'équipée attendent impatiemment mon retour, assis autour du feu de camp pour se réchauffer un tant soit peu. Il leur reste de l'eau à profusion et quelques légumes des serres de l'Ouroboros, mais ces derniers doivent être rationnés, surtout dans de tels environnements. J'ai bien réussi à dénicher çà et là quelques racines et tubercules, prenant soin de ne récolter que le strict nécessaire. Mais pour lutter durablement contre le froid, ils auront besoin de plus, et en premier lieu de graisses.
Je me positionne sur la corniche enneigée, dans l'ombre d'un bouleau. Je fais bien attention à ne pas faire s'effondrer les crêtes neigeuses, pour ne pas dévoiler ma présence. Je me sais être à contre-jour, aussi indétectable que possible. Mais je sais aussi que le moindre faux pas pourrait réduire à néant tous mes efforts, et que je pourrais revenir bredouille.
Devant moi, un majestueux cerf se désaltère. Il est blanc comme la neige, avec des yeux d'un bleu aussi limpide que la tourmaline. De ses sabots, il a frappé la glace de l'étang, craquant sa surface pour venir laper l'eau. Sur ses bois laiteux et tarabiscotés, des sortes de gemmes cristallines semblent suspendues à des fils invisibles, s'entrechoquant comme des grelots. Cela fait bien une heure que je suis ses traces. J'encoche ma flèche, et arme mon arc, prête à tirer.
C'est alors qu'un étrange spectacle attire mon attention. De la frondaison des arbres, une silhouette massive émerge. C'est un ours polaire, à la fourrure blanche veinée d'or. Il passe entre les bouleaux, les percutant sans ménagement tandis que des amas de neige tombent de leurs branches. Sa démarche est indolente, pas le moins du monde agressive. Il prend place à côté du cerf, accompagné de deux lièvres qui semblent l'escorter.
Les lagomorphes hument l'air et le sol, comme pour s'assurer qu'aucun danger ne les cible, ou bien pour détecter la présence de plantes tubéreuses. Le cervidé ne semble aucunement s'offusquer de leur présence. Comme s'il y avait entre eux un accord tacite...
Je relâche un tant soit peu la tension de la corde, toute à mes réflexions. Peut-être les lièvres suffiront-ils pour aujourd'hui ? Non. Je bande de nouveau l'arc, visant en fin de compte le cerf blanc. Nous aurons besoin de réserves pour la route... J'expire, prête à faire sonner l'hallali.
Soudain, un trille résonne au-dessus de ma tête. Celui d'un geai. Immédiatement, le cerf blanc lève la tête, et les lièvres se tournent dans ma direction, tandis que l'ursidé gronde et se redresse sur ses pattes arrière avec un air de défi. Depuis les feuillages cristallins, qui cliquettent au gré du vent, j'entends mille complaintes s'élever : des cris d'oiseaux, de tous types — mésanges, chardonnerets, rouges-gorges, pinsons, étourneaux, grues et merles... Tous lancent des piaillements d'alarme, tournoyant au-dessus de ma tête et au sein des branchages.
Interloquée par ce tohu-bohu, je fais quelques pas en arrière. Du coin de l'œil, je remarque que l'ours et les lièvres arctiques se sont redressés, faisant barrière de leur être pour protéger le cerf. Et ce dernier, après avoir reculé en direction de l'orée de la taïga, se met à frapper de ses bois le tronc d'un bouleau.
Clac-clac-clac.
Ce sont des coups réguliers, qui emplissent le silence de l'hiver. Ils résonnent à travers les immensités, avec la régularité des cloches d'un beffroi.
Clac-clac-clac.
En me liant au Skein, je perçois qu'en même temps que les sons, des ondes énergétiques émanent de la nature même, avant de se diffuser partout autour. Ce n'est pas simplement un signe de défiance. C'est un appel.
Une harde d'élans est la première à arriver, frappant de leurs sabots le sol givré. Cela ressemble à une réponse immunitaire, dont je suis le corps étranger. Je prends peur.
Soudain, du parterre de neige, des flocons ouatés et drus se mettent à s'élever. Ils volettent et dérivent dans le ciel, comme pour s'éloigner. Je regarde autour de moi cette pluie inversée. C'est comme si des boules de coton se délogeaient soudain de la couverture neigeuse pour prendre leur envol. Mais si le spectacle irréel serait poétique dans d'autres circonstances, en cet instant précis, il me glace d'effroi.
Je le sens, quelque chose vient.
Ces petits flocons sentients sont en train de fuir... Ce n'est pas qu'un mauvais pressentiment. Je le sens dans mes tripes, à la vue de tous ces changements de comportement soudains. Je le sens dans le Skein, comme une cible peinte sur mon dos. J'ai des sueurs froides, et le ventre noué.
Ici, je suis considérée comme un envahisseur.
Je n'ai que trop tardé. Je me mets à courir, sans demander mon reste. Usant de l'Altération, j'en appelle à la chaleur, pour faire fondre la neige sous mes pas. J'en appelle au calme et à la tranquillité pour apaiser la réaction de la faune à mon égard, mais sans succès. Partout où je vais, c'est le même charivari, le même remue-ménage. Les oiseaux piaillent. Des silhouettes d'animaux — caribou, renard, guillemot, loutre... — m'espionnent de loin en sifflant, glapissant, mugissant.
Mais c'est la réaction du Skein qui me panique le plus. Il est en train de vociférer, de gronder, de me menacer, de me malmener. Jamais je n'ai ressenti une telle animosité de sa part, comme s'il désirait me déchirer de l'intérieur...
Je me laisse glisser sur une pente verglacée, me réceptionne tant bien que mal. Même si ma gorge est déjà en feu, je ne peux pas m'arrêter. J'entends derrière moi un bourdonnement mat, comme un bruissement d'ailes sépulcral. Tout a été mis en sourdine. À part quelques mouvements à la lisière des arbres, je ne vois rien, hormis les volutes de ma propre respiration haletante. Ici, de la neige qui tombe d'une branche. Là, une ombre fugitive à la périphérie de mon regard.
Mais je ne dois pas me fier à ma seule vision. Au sein du Skein, je sens que la forêt est en train de grouiller.
Faisant une courte pause, je débouche un flacon et inspire l'idée du rassérènement. Je l'ancre en moi, la laisse se diffuser dans mes membres. Je sens ma fatigue s'amoindrir, la douleur dans mes muscles s'atténuer. Mes poumons en feu s'apaisent. Cela ne durera qu'un temps, mais j'en ai besoin pour tenir la distance. Serrant les dents, je me remets en route, tandis que se met en sourdine mon éreintement.
Je sais que le camp n'est pas loin. Derrière moi, les troncs craquent, s'agitent. Les cimes tanguent, de la neige tombe des sapins sans crier gare. Mes poursuivants demeurent invisibles, mais je sais qu'ils sont là, à me guetter. Qu'attendent-ils pour me fondre dessus ?
Je dévale un monticule de neige, traverse un ruisseau glacé. J'attrape un tronc d'arbre pour me hisser de l'autre côté, pestant intérieurement en dérapant sur les racines gelées.
C'est à ce moment que je le remarque. Par le biais d'élégants entrelacs, un froid impérieux se met à recouvrir l'écorce blanche et noire. Ces délicates arabesques remontent du sol, conquièrent les plaques de roche qui longent la berge. Les températures chutent sensiblement. Comme une nappe de brume se déploie à la surface d'un lac, le givre se dépose sur la rive.
Je me mets à grelotter, et en appelle encore à l'idée de la chaleur pour chasser le gel de ma chair. J'écarte les branches sur ma route, brise quelques brindilles au passage.
Plus qu'une courte distance avant de regagner la sécurité du camp.
Avec deux autres Altérateurs et trois spadassins Bravos présents, nous pourrons faire face.
Je cours, dérape, rampe comme je peux. Mes mains tremblent.
Plus que quelques dizaines de mètres.
Je m'époumone, essayant d'avertir mes compagnons de voyage.
Peut-être sont-ils encore en train d'essayer de capturer de petites crevettes des glaces ?
Je hurle un avertissement, redouble d'efforts pour parcourir les derniers mètres.
Ils sont derrière moi, planent au-dessus de ma tête.
J'entends le battement sourd de leurs ailes, comme un vrombissement entêtant.
Saskia, l'autre Altératrice Muna, saura quoi faire.
Je pénètre enfin dans le campement, et frappe l'étoffe des tentes pour réveiller quiconque y sommeille. Je crie et appelle.
Au centre du bivouac, le feu est éteint, et les cendres froides.
La surface des pavillons de tissu est congelée et rigide.
Mais où sont-ils ?
Il n'y a pas âme qui vive. Tout semble avoir été laissé à l'abandon.
C'est alors que j'aperçois les griffures, le sol lacéré, les toiles des tentes éventrées...
Je suis seule. Les autres ont fui ou ont été emportés.
Désemparée, je regarde autour de moi à la recherche de secours, du moindre espoir.
Mais seuls les battements d'ailes me répondent.
Ce sont des ombres blanches. Elles étaient jusque-là parfaitement camouflées au sein de la forêt de bouleaux. Leurs ailes antérieures et postérieures battent en cadence en un ballet hypnotique. Leurs soies ondulent comme de la fourrure.
Elles m'entourent, nuée obscurcissant le ciel tempétueux.
De chasseresse, je suis devenue proie.
Battements d'ailes.
La neige se soulève comme un linceul.