Parasites
Récits
30 décembre 2024
Temps de lecture
392 AC
"Ta petite marionnette semble être à remiser au placard..."
Le sorcier se tourne vers la silhouette qui émerge de la pénombre, et dont il a bien entendu perçu la présence en amont. La jeune femme furète dans son atelier, sans l'ombre d'un remords, caressant du bout des doigts ses tomes reliés, ses outils thaumaturgiques, ses reliques interdites. Sans pudeur, sans vergogne. Elle est vêtue d'atours de lin, d'un camaïeu de vert et de jaune. Ses larges manches évasées dissimulent des empilements de bracelets, de cordelettes, de torques en bois coloré. Malgré le demi-jour, ses yeux luisent d'un éclat irréel et spectral. Et elle ne cligne quasiment pas des paupières, comme un oiseau de proie attentif à tout ce qui l'entoure.
"Le Kraken a fait son temps, répond le mage sans sourciller. Il t'a permis de mener tes expérimentations sans encombre, si je ne m'abuse."
Elle étrécit les yeux tout en le dévisageant d'un air rêveur. Alors qu'elle penche la tête, les grelots qui pendent à ses oreilles tintent joyeusement.
"Hormis cet incident avec le Strix. Tu m'avais assuré pouvoir me le livrer...
— Incident pour lequel j'ai depuis fait amende honorable."
La jeune femme secoue la tête avec une bienveillance de façade.
"Je ne suis pas là pour te faire des remontrances. De l'eau a coulé sous les ponts. D'ailleurs, comment va ton jeune protégé ?
— Jeune ? C'est un vieillard, désormais."
Elle prend une moue perplexe.
"Il s'est écoulé tant de temps que ça ? Et durant tout ce temps, il n'a rien suspecté ?
— Pas aux dernières nouvelles."
Derrière son masque d'émail, les yeux du sorcier luisent eux aussi d'une couleur d'un autre monde, étudiant attentivement la silhouette de l'intruse. Le corps qu'elle a choisi pour cette incarnation est pour le moins envoûtant : une peau aussi blanche que la porcelaine, une cascade de cheveux à la pâleur laiteuse, des yeux d'un rose perçant et hypnotique. Elle s'est toujours plu à sélectionner des hôtes à l'apparence avenante, pour mieux subjuguer ses victimes. En vérité, ils avaient tous leur préférence. Lui ne ciblait que ceux qui avaient une porosité naturelle à l'Éther.
"Tu as des nouvelles des autres ?" s'enquiert-elle innocemment.
La question semble ingénue, mais elle ne l'est clairement pas. Elle se demande si une cabale ne s'est pas montée contre elle, ou si leurs objectifs communs n'ont pas dévié de leur trajectoire initiale. Face à son silence, et à cette question laissée en suspens, elle vient se tenir dangereusement près de lui, plongeant son regard dans les reflets nacrés de son masque. Elle exhale une fragrance capiteuse, comme un insecte émet des phéromones, comme une plante carnivore exhibe ses sucs. Mais le sorcier sait très bien quel poison se mêle à ce nectar.
À travers ses Iris, il peut les voir bouger sur et sous sa peau opaline : limaces translucides et venimeuses, sangsues multicolores, crustacés invasifs...
"Non, pas depuis des décennies."
Elle le gratifie d'un sourire aussi enjôleur que carnassier.
"C'est une chose à laquelle il va falloir remédier. Les Corps expéditionnaires se mettent en route, et il va falloir les infiltrer..."
Elle finit par se détourner de lui, écarte les pans de son ample tunique et s'assied sur une chaise, prenant clairement ses aises. Elle ne s'est jamais encombrée de pudibonderie, de toute manière. Elle croise les jambes et s'adosse contre le mur de chaux. À sa ceinture, le sorcier remarque qu'elle porte fièrement le nœud Namkha des Muna. Elle tend la main, et un escargot bariolé sort lentement de sa manche pour venir reposer au creux de sa paume. Elle le dépose sur l'un des chrysanthèmes que le mage vient juste de faire fleurir.
"Je n'ai pas attendu ta visite pour me préparer, Eugéniste. Ce n'était qu'une question de temps avant que les Asgarthi ne se tournent vers l'ailleurs. Je compte bien embarquer à mon tour, pour m'assurer que leurs actions ne viennent pas court-circuiter nos intérêts."
La jeune femme observe l'escargot agiter ses antennes et remonter le long d'un pétale mauve, laissant derrière lui une traînée visqueuse.
"Comme une tique sur un chien", murmure-t-elle sans détourner les yeux du gastéropode.
"Nous sommes tous des parasites. L'as-tu oublié ?"
Elle lui sourit.
"Parles-tu de l'être humain en général, ou de nous en particulier ?"
C'est une question rhétorique, bien entendu. Une interrogation à laquelle il n'a pas besoin de prêter attention.
"Que me vaut ta visite, Parisa ?
— Parisa ?"
Elle se met à rire d'une voix cristalline.
"Parisa est morte et enterrée, tout comme Eugénie, Rojin, Hayley. Je me nomme Saskia, désormais. Dois-je encore t'appeler Qaasin ?"
Le sorcier retire son masque-miroir et le pose sur sa table d'expérimentation.
"Sylas fera l'affaire pour ce corps-ci.
— Pour répondre à ta question, c'est avant tout une visite de courtoisie. Je suppose que Kelsang va se terrer au sein du Monolithe, comme d'habitude. Je ne sais pas non plus où est l'enfant prodigue, mais les autres seront de toute façon assez nombreux pour superviser les choses ici, en Asgartha...
— Ce qui veut dire que j'aurai le plaisir de ta compagnie à bord de l'Ouroboros ?
— Oh, comme c'est gentil, s'enthousiasme-t-elle. Ton hospitalité me touche infiniment.
— Ta cible reste l'oiseau de nuit ?"
Saskia secoue la tête.
"Je le laisse à ton petit chiot. Je pense avoir déjà trouvé des familiers convenables pour nous tous.
— Merci pour ta sollicitude."
Une lueur s'allume soudain dans son regard.
"Et crois-moi, j'ai trouvé un spécimen bien plus intéressant. Dans ton pré-carré, qui plus est.
— Qui ?
— Ne fais pas l'innocent. Tu sais très bien de qui je parle.
— Alors bas les pattes. J'en fais mon affaire. Considère-la comme ma chasse gardée."
La jeune Muna fait une moue dépitée.
"Loin de moi l’idée de vouloir marcher sur tes plates-bandes. Mais, Sylas... je sais que tu as été bien occupé à empêcher les Asgarthi de sortir de leur trou. Mais j'ai l'impression que tes dernières tentatives manquaient de motivation. Depuis la trahison d'Amahle, il t'était échu de déstabiliser le régime... Depuis près d'un siècle, c'est le calme plat. Au point où ils peuvent désormais sortir de leur petit enclos.
— As-tu si peu de foi en moi ? Avec toute l'attention tournée vers l'Effort de Redécouverte, personne ne suspecte le piège qui va se refermer sur eux. Patience, Eugéniste."
Elle scrute son visage avec attention, et semble y déceler quelque chose d'intrigant. À la surprise de la réalisation succède un rictus enfiévré.
"Je vois."
Saskia récupère l'escargot qu'elle avait posé sur la fleur. Le sorcier remarque que cette dernière s'est fanée, comme si le limaçon en avait aspiré les forces vitales. Des pétales flétris et brunis chutent sur la table en bois, alors que la parjure Muna porte le mollusque à ses lèvres.
"Je suppose que l'heure du jugement a sonné."