Nid
Récits
12 décembre 2024
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392 AC
Je laisse ma poupée prendre une lampée de Lait d'Arcolano, sentant le liquide couler le long de son œsophage comme si c'était le mien. Ses papilles s'humectent de ces saveurs maintenant familières mais toujours aussi entêtantes, et sa tête se met à fredonner comme des bulles, à l'unisson de mes ganglions cervicaux. Je lui permets d'ouvrir les yeux, et la laisse concentrer toute son attention sur leur surface, pour en faire le réceptacle des nouvelles sensations que lui procure le breuvage. Lentement, ses Iris s'allument, et elle filtre ses sens pour accommoder son nouvel état extra-sensoriel, que je partage à son insu.
Je ne lui laisse cependant pas la joie de profiter du spectacle. Tel un mentaliste, je l'endors d'une simple impulsion, insufflant ma volonté en elle, comme si elle n'était qu'un vulgaire chiffon. Je sens sa conscience sombrer dans le puits que j'ai façonné pour elle, tandis que je prends sa place dans le creuset de sa cognition.
Je commence par étendre mes cils psychiques dans son cerveau, pour accéder à sa mémoire, aux maniérismes qui lui sont propres. Je sens les connexions neuronales se faire, et tandis que je triture, les fils se tissent entre nos deux êtres, nos deux systèmes nerveux — fils que je vais utiliser pour faire d'elle mon pantin.
J'écrase la brique en carton et la laisse choir sur le ponton, alors qu'un fond de liquide laiteux coule sur ses/mes doigts.
J'ai eu du mal à m'habituer à la complexité de la perception des humains, comparé à la simplicité de la mienne. Ma réalité était articulée autour de ma seule subsistance. Me mouvoir, et dévorer. Mais leurs sens étaient bien plus délicats et élaborés. En premier vinrent l'odorat et le goût, que mes amphides eurent bien du mal à assimiler. Mais ce fut ensuite au tour de la vue et de l'ouïe, du toucher et de la proprioception, que les simples chimiorécepteurs de mes sensilles ne pouvaient pas traiter. C'est mon anneau nerveux qui prit alors le relais pour déchiffrer ces nouvelles informations... Et avec ces nouvelles données additionnelles, j'avais été obligé de faire évoluer ma propre cognition.
Il me fallait désormais me cacher pour me sustenter et digérer, modifier mes habitudes de prédation. Il me fallait développer mon mimétisme, pour ne pas risquer d'attirer l'attention. Mon environnement — ou la façon dont je le percevais — s'était complexifié. Mais la pulsion, elle, était restée intacte : dévorer, et dévorer encore. Seule importait la faim qui me taraudait sans cesse.
C'est donc tout naturellement que mes organes olfactosensoriels sont les premiers à s'activer alors que je prends place en elle. En réponse, je sens le palais de mon hôte se mettre à saliver. Un instant, j'hésite à aller puiser dans l'Empyrée une pitance, mais il y a bien trop de monde autour de moi sur le pont d'observation de l'Ouroboros. L'auvent bruisse au-dessus de ma tête, tandis que les longues banderoles et les koinobori claquent au vent. Les rires et les notes de musique des veillées improvisées font écho au silence de la nuit.
Je me mets à contempler le sombre horizon, au-delà des Steppes Penchées. Au sein de la voûte céleste, la plupart des étoiles sont masquées par la clarté lunaire et les ciels de traîne, sous la forme de nappes effilochées et diaphanes. Mais c'est surtout le Tumulte que je dévisage. Son bouillonnement moiré, ses éruptions langoureuses, son ondoiement sourd, comme des narcisses qui fleurissent... Là-bas, dans les étendues de Tumulte, le monde est chaos et discorde, mais contrairement aux autres, je le vois plutôt comme un buffet à ciel ouvert, et non une raison de s'alarmer.
Mais le Tumulte attendra. Les météorologues ont prédit qu'une accalmie allait se dessiner au-delà de Caer Oorun, et l'Amirauté a semble-t-il décidé de ne pas prendre de risque. Aux premières lueurs de l'aube, les Corps Expéditionnaires vont mettre le cap vers le nord-ouest, là où se situe la trouée. Vers cette soi-disant Cité des Sages. C'était probablement la bonne décision. C'était ce que dictait la prudence. Comme les Nomades du Tumulte, nous esquiverons les zones de perturbations, et nous faufilerons entre les gouttes... L'objectif était a priori de rallier au plus vite une autre Oasis, qui d'après les examens des aruspices se trouvait à cent-cinquante milles de là. Ah, qu'il me tardait de m'exposer au véritable Tumulte, à sa furie. Caer Oorun n'avait été qu'un avant-goût bien insipide. La Province était restée sous l'ombrelle d'Asgartha, bien à l'abri malgré les siècles d'abandon.
Nous avions dix semaines pour rejoindre la supposée Oasis. Un délai bien suffisant, même pour les Corps Expéditionnaires. À moins que la destination n'ait été au final qu'un miroir aux alouettes. Dix semaines pour réaliser une percée, avec les Exalts en fers de lance.
Le ventre de Lindiwe se met à gargouiller. La faim, encore.
La simple perspective de me retrouver seul, là où je pourrais laisser libre cours à ma fringale, me mettait en appétit. Ce que les humains appelaient Mana et Éther... je pourrais mettre un terme à mon jeûne imposé et les dévorer comme des chapelets de calissons et de gourmandises.
Pourtant je savais. Je savais que cette nourriture n'avait que peu de substance. Qu'importe ma boulimie, et la quantité que j'ingurgitais, la satiété n'arrivait jamais vraiment. Tout ce que j'en retirais, c'était un soulagement bien passager.
Non loin de moi, je vois la représentante humaine d'un des Exalts Axiom s'asseoir en tailleur près d'un groupe d'enfants. Elle sort de son sac quelques marionnettes, probablement pour les régaler d'un spectacle de polichinelle. Je fais se détourner Lindiwe, pour ne pas l'exposer à un désagréable simulacre de sa condition, même si je sais qu'en définitive, nous sommes tous esclaves de quelque chose : moi de ma faim, et elle de ma volonté. Mais ce n'est pas la seule raison. J'exècre la façon dont les enfants se laissent happer par des contrefaçons d'une vérité qu'ils ne comprennent pas...
Alors que je remonte les escaliers vers mon antre, je me mets à repenser à ma rencontre avec la naturaliste Muna. J'avais l'impression qu'elle avait discerné en moi un aperçu de ma véritable nature. Elle n'avait rien dit, mais cela ne voulait pas dire que je n'avais rien à craindre, ou que je ne devais pas me montrer précautionneux.
Ma mission en dépendait. Elle était claire et impérieuse.
Je ne savais pas si d'autres comme moi avaient survécu, ou s'étaient réveillés de leur torpeur millénaire. Il me tardait de le découvrir.
Dans sa geôle mentale, Lindiwe s'agite soudain. Je resserre mon étreinte, m'enroule autour d'elle pour l'enlacer. Comme une corde qui se noue, comme un boa, comme un bosquet de ronces. D'une impulsion nerveuse, je la pousse plus profondément dans l'obscurité, pour la faire taire, comme un coucou fait sa place dans le nid. Je vérifie tous les loquets que j'ai mis en place, pour qu'elle ne puisse pas appeler à l'aide, ni piper mot de la nature véritable de notre relation. Elle est à ma merci, son esprit entièrement tenu en laisse par le biais de mes verrous psychiques. Et dans les miroirs entre ses tempes, il ne demeure que le souvenir vaporeux de ce qu'était la liberté.