Namkha
Récits
30 juillet 2024
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381 AC
Les feuilles pleuvent autour de moi, telle une nuée rosée tombant de la canopée. Je les regarde danser, se heurter, reprendre leur valse indolente avant de se poser sur le sol moussu. J'en saisis une, observe les veines blanchâtres qui parcourent sa surface.
Au-dessus de ma tête, le Fuseau déploie ses immenses branches, occultant une partie du ciel. L'arbre géant filtre les rayons du soleil, tandis que des taches de lumière ondulent sur le sol, au gré du mouvement de sa frondaison. J'entends son chuintement, lointain et langoureux, semblable au bruissement d'une houle portée par les vents. Comme une complainte, une mélodie lancinante. Je soupire à mon tour en regardant de nouveau la feuille écornée. On dit que ces veinules sont les premiers symptômes de sa maladie, que cette dernière se propage inexorablement à toutes ses ramures et à son tronc... Assis en tailleur face à moi, Bokang me saisit le menton avec la main, et me force à le regarder dans les yeux tout en haussant les sourcils.
"Reste dans l'ici et maintenant. À l'instant, il n'y a rien que tu puisses faire", me conseille-t-il.
Je reporte mon attention sur mon mentor. Cela fait trois ans qu'il m'a prise sous son aile, trois ans qu'il m'a éveillée au Skein, et de ce fait, fait de moi une Muna. Je le vois plonger son pinceau dans la mixture d'huile de lin, de farine et de craie, l'égoutter sur le bord du bol cérémoniel. Puis il étrécit les yeux et peinturlure ma joue, traçant traits et motifs sur mon visage. Je le laisse faire, sentant le contact froid du lavis sur ma peau. Restant aussi immobile que possible, je regarde un temps les rides rieuses qui bourgeonnent à la commissure de son regard. Mais il ne semble pas enclin aujourd'hui à l'humour potache dont il fait habituellement preuve. Son humeur semble solennelle, tout en formalité.
Je tire légèrement sur ma tunique, un peu trop serrée à mon goût. J'ai choisi spécifiquement un tissu blanc avec des liserés oranges et quelques motifs bleus, et les tisserands du Refuge m'ont fabriqué un costume sur mesure. Mais je suis vraiment loin d'être à l'aise dans ce genre de tenue cérémonielle. Mes vêtements de voyage me manquent. Le voyage me manque.
"Arrête de bouger."
Je m'empêche à la dernière seconde de faire une moue, et à la place, lève les yeux pour observer le ballet des prêtresses. Elles s'affairent entre les racines noueuses du Fuseau, disposant des lanternes et des lampes à huile sur la mousse dense et drue de la forêt. Leurs gestes sont précis et sans fioritures, sans aucune déperdition d'énergie. Avec de longs cierges, elles les allument une à une, tandis que se diffuse dans l'air un parfum de camphre et d'herbes odorifères : jasmin et sauge, magnolia et lavande... D'autres prêtresses émergent du Refuge de l'Écorce, le sanctuaire bâti au cœur du Fuseau, portant des paniers de fruits et de fleurs. Elles avancent en une nonchalante procession, leurs pas s'enfonçant en silence dans l'épais tapis de feuilles et de pétales, de mousses gorgées d'eau. C'est comme une valse au ralenti, une chorégraphie lente et méticuleuse héritée de nombreuses années de pratique. Je lève les yeux au ciel, résistant à l'envie de me gratter le nez ou de tourner la tête. J'espère que de son côté, Nauraa ne trépigne pas trop d'impatience.
"Bokang ?
— Hmm ?, m'interroge mon mentor sans détourner les yeux de sa tâche.
— Qu'est-ce que tu vas faire quand la cérémonie sera terminée ?
— Je compte bien lever mon verre en ton honneur et manger jusqu'à satiété."
Je fais une moue en fronçant les sourcils.
"Je veux dire après, gros bêta. Et tu le sais."
D'une rotation de la main, il tourne mon visage vers la gauche, puis vers la droite. Il contemple attentivement son œuvre et pose son pinceau, vraisemblablement satisfait.
"Je reprendrai la route.
— Pour en trouver d'autres comme moi ?"
Il me sourit d'un air goguenard.
"Voyons, tu sais bien qu'il n'y en a pas deux comme toi."
Il enchaîne toutefois, avant que je ne puisse lui faire une nouvelle remontrance.
"Mais mon but sera de trouver de nouveaux Exalts, en effet. D'autres compagnons qui pourront vous prêter main-forte au sein du Tumulte."
Je baisse soudain les yeux, sentant un élan de tristesse m'étreindre. Durant ces trois années, nous avons voyagé ensemble au sein de la péninsule. Nous avons dormi à la belle étoile ; partagé la chaleur d'un feu, adossés contre la fourrure de Nauraa ; vécu de la générosité de notre environnement... Il m'a appris mille choses : à méditer sans effort, à étendre ma perception au-delà de moi, à comprendre comment toutes les formes de vie étaient connectées les unes aux autres... Je l'ai vu désamorcer avec légèreté et bonhomie des conflits entre les paysans et les animaux sauvages, enseigner aux êtres humains les traditions secrètes de la nature. Je l'ai vu rire à gorge déployée, de sa voix bourrue, en partageant le pain avec d'autres voyageurs de passage. Au fil des semaines et des mois, il est devenu mon ami, mon confident, en plus d'être mon guide.
Bokang semble percevoir ma mélancolie. Il me saisit les épaules.
"Quelle que soit la distance, nous serons toujours liés par le Skein."
Il me prend la main, et scrute le nœud Namkha que je manipule nerveusement entre mes doigts. Je l'ai tissé hier, en entrelaçant des lianes et des racines du Fuseau, après les avoir fait bouillir et les avoir teintées d'orange ou d'azur... Il n'avait pas été aisé de gravir le Fuseau jusque tout là-haut pour récupérer ce dont j'avais besoin. Entre autres à cause du vertige et de la fatigue.
Cette escalade avait été le dernier rite initiatique que j'avais dû accomplir, pour avoir le droit de fabriquer mon propre bijou... mais j'en comprenais désormais le sens. En montant, j'avais vu mille espèces vivre en communion au sein de l'arbre-monde. J'avais vu des écureuils côtoyer des martres, des aigles vivre en bonne entente avec des rossignols... L'ascension avait été une dernière leçon, qui donnait un sens à ce que c'était d'être Muna.
L'harmonie.
"Par ce symbole, tu es devenue officiellement une sentinelle du Skein. Nous sommes désormais de la même famille, toi et moi.
— Genre la gamine impertinente et l'oncle insupportable ?"
Un large sourire égaie son visage.
"Exactement."
Une prêtresse du Fuseau s'approche enfin de nous. Les autres sont déjà en train de regagner le couvert du Refuge de l'Écorce. Elle nous fait signe et nous nous levons.
"C'est l'heure, semble-t-il."
Je regarde Bokang, le cœur battant. Il me fait un discret signe de tête en guise d'encouragement. J'acquiesce en retour, avant de suivre la jeune druidesse. Il est temps de retrouver Nauraa et de lier mon esprit au sien.
Tandis que je marche sur le tapis duveteux, les grelots de ma coiffe tintent délicatement. J'ai les mains moites, le souffle court. Mon hakama glisse sur le dallage de feuilles roses. Mon obi me serre le ventre, à moins que ce ne soit mon estomac qui soit noué... Je bataille pour ne pas marcher sur mes longues manches, à peine retenues par des cordelettes couleur clémentine. J'espère que je n'ai pas trop l'air ridicule...
En face de moi, l'entrée du Refuge s'ouvre comme une gueule béante et obscure. Mais aussi gigantesque soit-elle, la cavité semble toute petite par rapport au tronc de l'arbre-monde. On dit que sa circonférence dépasse les cinq mille pieds, et que sa cime perce à cinq mille mètres de haut... Nous gravissons la pente qui mène à l'entrée, passant entre les lampions allumés et les entrelacs noueux des racines, tellement immenses qu'elles font par endroits plusieurs fois ma taille. Des kodamas nous observent, certains en train de sommeiller à moitié, d'autres en train de courir sur leurs promontoires d'écorce. Il y a aussi des mushs, et des vendangeurs qui zigzaguent entre les flaques de lumière qui percent depuis la distante canopée.
Bokang pose ses mains sur mes épaules de manière rassurante. Tout va bien se passer, semble-t-il me dire d'un simple regard. J'abandonne la clarté du jour pour m'enfoncer dans la pénombre du sanctuaire.
À l'intérieur du tronc, des milliers de niches et d'alcôves naturelles bruissent de vie. Il y a des oiseaux, des rongeurs, des ours et des loups, mais aussi des centaines de plantes sentientes et d'insectes qui virevoltent çà et là. Certains se lovent au sein des couvertures moussues, d'autres filent à toute allure dans le dédale de végétation, passant à proximité de stèles et d'effigies de pierre. Je vois des statues stylisées d'Inari, de Cernunnos, de Freyja, de Yong-Su, de Tlaloc... Autour ont été placées des offrandes, des colliers de fleurs ou des colifichets.
Depuis les hauteurs, de l'eau s'écoule sur le bois centenaire, formant de-ci de-là de petites cascades, avant de façonner des nappes et des mares sur le sol. Des ruisseaux courent entre tertres et monticules, limpides et brillants malgré la pénombre...
Mais c'est surtout Nauraa que je contemple. Il est assis sagement au centre de la clairière intérieure, la langue pendante. Malgré sa taille colossale, il semble tout petit dans l'immensité du Fuseau. Son pelage orangé contraste avec le vert étincelant de la caverne végétale, auréolé de la danse de myriades de papillons bariolés. Les prêtresses ont soigneusement peigné sa fourrure, lui ont apposé des peintures cérémonielles sur le museau, les oreilles et les flancs. J'esquisse un sourire. Ça n'a pas dû être une mince affaire. Lorsqu'il me voit, il ne peut s'empêcher de glapir, mais s'il remue la queue, il ne fait pas mine de vouloir se redresser.
Je me souviens de lui quand il était encore un simple renardeau que je pouvais porter dans mes bras, même s'il dépassait déjà largement la taille d'un renard adulte. Je me souviens de nos jeux, dans la dense forêt où nous avons grandi, ou dans les ruisseaux sinueux de la Katkera, à la recherche de crevettes ou de poissons argentés. Tous ces merveilleux moments que nous avons partagés, aux abords du Refuge de la Terre... Nauraa était déjà mon meilleur ami. Il détenait déjà une part de mon âme. Et bientôt, nous ne ferons qu'un, lui et moi. À jamais.
À ses côtés, l'Ollam pose sa main sur la toison couleur carotte de mon renard géant, probablement pour l'empêcher de sautiller dans ma direction. Le vénérable Muna a une longue barbe blanche et une expression bienveillante, les bras couverts de bracelets, de torques et de bandelettes de tissu. C'est donc lui qui va célébrer notre union...
Je tente de calmer ma respiration. Il n'y a pas à être nerveuse. À pas mesurés, je me positionne au centre du cercle de pierres levées et tapissées de mousse, et m'incline respectueusement. Bokang s'assied un peu en retrait, alors que les prêtresses qui nous entourent éteignent un à un les braseros et les lanternes. De frêles colonnes de fumée s'élèvent vers la voûte végétale. Je m'agenouille à mon tour.
L'Ollam se penche vers moi et, de son pouce, appose une goutte de sève sur mon front. Il en fait de même pour Nauraa, qui baisse la tête jusqu'à son niveau pour se laisser oindre à son tour. Je ferme les yeux pour m'éveiller au Skein. Je ferme mes sens, me concentrant sur l'obscurité, mettant en sourdine les bruits de la nature autour de moi. Le jacassement des pies, le bruissement des feuillages... je les sens disparaître, s'éloigner peu à peu. Les parfums capiteux se résorbent, la caresse du vent contre ma peau s'atténue... je les sens s'assoupir, comme des belles-de-nuit se referment en boutons à la nuit tombée.
Et en même temps, je sens en moi les dendrites du Skein se déployer. Comme du mycélium, je les fais rayonner autour de moi. Comme se déroulent des tiges ou des racines, les filaments de mon être se mettent à sonder les alentours, se connectent à tout ce qui s'y trouve : aux brins d'herbe qui poussent à mes pieds, à la fougère qui s'étire au pied d'une pierre dressée, au héron qui s'ébroue après avoir passé la tête sous un filet d'eau cristalline, à la musaraigne qui gambade entre les buttes de terre.
Je fais corps avec la nature... mais c'est surtout Nauraa que je perçois, que j'effleure avec mon âme. Je sens que l'Ollam s'est mis à l'œuvre. Je le sens saisir mes filaments, les enrouler autour de ceux de ma Chimère. Il est en train de faire de nos essences une trame, une étoffe.
Soudain, je sens une présence tout contre moi. Non... en moi. Je sens la mousse sous mes coussinets, la brise dans ma fourrure. Je sens la faim qui grommelle dans mon estomac, une démangeaison derrière mon cou, que je cherche à ignorer. D'autres sens s'éveillent en moi, tandis que l'Ollam coud, pique, reprise et surjette... Mon cœur martèle contre ma poitrine, puissant et rapide. Non, c'est celui de Nauraa.
J'ouvre les yeux, et plonge mon regard dans celui de mon Alter Ego. Autour de nous, les fils du Skein s'entremêlent en une glorieuse tapisserie, une toile vibrante d'énergie et de lumière. Je sens dans son cœur l'émotion, l'excitation et le trac. L'émoi d'enfin pouvoir me parler, par un biais qui dépasse le langage ou les pensées. Je le regarde, et en même temps, je me vois à travers ses yeux : une jeune femme au visage décoré de peinture, coiffée de ramures, de clochettes, de cordelettes et de lin. Pendant une fraction de seconde, je me demande qui cela peut être, avant de me reconnaître, derrière mon accoutrement et mon maquillage. Je ne suis plus entièrement moi-même, et en même temps, c'est comme si j'étais enfin accomplie. Comme si je m'étais enfin réalisée.
Je suis en communion avec lui, tout comme il l'est avec moi. Nous sommes un, et deux à la fois. Puis une voix tonne dans ma tête. C'est ma voix, et pourtant, c'est une voix qui n'est pas la mienne.
"Teija", dit-il, en m'appelant pour la première fois par mon nom.
"Nauraa", dis-je à mon tour, tandis que des larmes blanches coulent le long de mes joues.
Le Musubi
Le Musubi peut être considéré comme un mariage des âmes, une union indissoluble. Par le biais de ce rituel, deux êtres peuvent lier leurs essences respectives, les entrelacer durablement pour ne faire qu'un. Durant la cérémonie, un vénérable officiant Muna tresse et entrecroise les fils spirituels des deux êtres qui se présentent à lui. De deux pelotes distinctes, il fabrique une unique broderie ; une seule entité divisée en deux enveloppes physiques. Le Musubi est une découverte récente pour les Muna, un accomplissement qui a mis des siècles à être répliqué. La Faction savait que ce prodige était possible, car c'est ainsi qu'elle avait été créée à l'origine, lorsque le Léviathan Kaibara s'était lié à une jeune fille du nom de Niavhe. Mais personne n'avait jusque-là réussi à reproduire ce phénomène. Aujourd'hui, le Musubi peut être célébré toute l'année au sein du Refuge de l'Écorce, mais aussi dans le reste de la péninsule à l'occasion du Ryūkkosai, la fête organisée au printemps par la Faction. Pour autant, cette union n'est pas à prendre à la légère, car par son biais, deux êtres en viennent à partager leurs esprits, de façon indélébile et immuable. De cette façon, les deux individus peuvent savoir ce que l'autre ressent et pense. Ils peuvent se parler, savoir en permanence où ils se trouvent, voir à travers les yeux de l'autre, mettre en commun tous leurs sens...