Mise en Abysses
Récits
23 octobre 2024
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392 AC
La vérité.
Elle n'était jamais unique, toujours plurielle. C'était en croisant toutes les vérités entre elles qu'on pouvait s'approcher d'un semblant de certitude... Mais plus elle semblait à portée de main, plus elle s'éloignait, comme un mirage qu'il n'est jamais possible d'atteindre. Ceux qui prétendaient le contraire étaient soit des sots, soit des zélotes.
C'est avec cet état d'esprit que Suka s'était mise à parcourir les grimoires et les parchemins du Sanctum, prenant congé du Kadigir pour poursuivre son intuition au-delà de son enceinte. Depuis l'annonce de la chute du Kraken, l'Initiée Yzmir avait été prise d'un étrange pressentiment. Bien entendu, elle avait consulté les rapports officiels, lu extensivement comment Kojo avait pulvérisé le Léviathan d'une frappe dévastatrice... Mais même si elle n'arrivait pas réellement à mettre le doigt dessus, quelque chose clochait dans les faits relatés. Comme si la vérité compulsée dans les témoignages glanés avait un bizarre arrière-goût de mensonge.
D'un pas feutré, une clergesse de l'Ordis se présente à elle, portant sous son bras un autre ouvrage.
"Comme demandé, le Compendium IX du Folklore Hyperboréen, par le Maître-Archiviste Suure-Jaani", stipule-t-elle en posant l'épais tome sur la table, déjà lourdement jonchée de notes, de volumes et de manuscrits.
"Merci", se contente-t-elle de lui répondre sans lever les yeux de son livre.
"Vous devriez augmenter l'intensité de votre lampe à Kélon, mademoiselle. La nuit est en train de tomber."
Suka cligne des yeux et lève la tête. En effet, au-delà de la baie vitrée, le soleil s'est couché, ne laissant qu'une fine ligne rouge à l'horizon. Combien d'heures a-t-elle déjà passé ici ?
"Peut-être souhaitez-vous un peu d'aide dans vos recherches ?"
La jeune femme se permet de dévisager la clergesse, un peu déboussolée par cette soudaine offre d'assistance. Cette dernière ne semble pas être plus âgée qu'elle et, comme elle, porte de grandes binocles. Le lot des rats de bibliothèque, assurément.
"Je cherche des références sur le Kraken, lui révèle-t-elle enfin.
— Avez-vous parcouru les Annales de Sherdino, intitulées Le camouflet d'Oorun ?
— Je l'ai déjà lu en large et en travers.
— Pourtant, tout ce qu'il y a à savoir se trouve dans ces pages...
— Non, pas ce qu'est réellement le Kraken."
La clergesse fronce les sourcils, visiblement prise au dépourvu.
"Je ne comprends pas. Un Léviathan, sans doute aucun.
— Mais qui a nommé ce monstre 'Kraken' ?
— Je ne suis pas sûre qu'une telle information soit répertoriée quelque part."
Suka soupire bruyamment.
"Pourtant, c'est le taxinomiste Mamello qui a baptisé Cingula, en référence à une espèce de scolopendre. C'est Chiziwa qui a nommé Kaibara, pour souligner la beauté de ses apparitions, quand il prenait son envol pour nager à travers les nuages... Ce genre d'information est supposé exister."
Perplexe, la clergesse regarde au dehors, les yeux perdus dans le vague. Elle semble faire tourner ses méninges à plein régime.
"Quand Nuur Tamrat a abattu Annoba, reprend Suka, il a fallu une armée d'équarisseurs pour désosser sa carcasse et libérer la baie. Quand Cadracal est tombé, les Bravos se sont tenus sur sa dépouille pour immortaliser cet instant... Kojo aurait vaporisé le Kraken ? Sans qu'il n'en reste plus rien ? Nul ossement, nul résidu de chair ?
— Dit comme cela..."
Suka s'étire et croise les mains derrière sa nuque en baillant.
"Vous comprenez un peu mon désarroi, n'est-ce pas ?"
La clergesse secoue la tête.
"Il existe pourtant des explications rationnelles. La paresse d'un chroniqueur, ou un défaut de catalogage, en font partie.
— Sur un fléau tel que le Kraken, qui a causé la perte entière d'une Province ? Je penche plutôt sur une manipulation intentionnelle."
La clergesse écarquille les yeux et ses joues s'empourprent.
"Vous ne sous-entendez tout de même pas que nos archives ont été expurgées volontairement ? Je peux vous assurer que les Archivistes du Sanctum..."
Suka lève les mains, paumes ouvertes, pour tenter de dédramatiser la situation.
"Allons, je ne vous accuse pas. Pour autant, vous admettrez que ces lacunes sont étonnantes."
La clergesse semble renfrognée. Peut-être en a-t-elle trop dit, en fin de compte. Il y a quelques heures, la pensée saugrenue qu'elle pouvait être en train de flirter avec elle lui était passée par la tête. Mais avec ces remarques désobligeantes, elle avait peut-être compromis toutes ses chances de tenter la sienne.
"Je m'appelle Suka, Initiée du Troisième Cercle d'Horomancie. Enchantée de faire votre connaissance."
Les traits de la clergesse semblent soudain se radoucir.
"Et moi Yanna, simple clergesse du Sanctum. Mais cela, vous le savez déjà.
— Eh bien, Yanna, je souhaite te rassurer sur un point. Je ne suis pas en train de crier au loup juste pour le plaisir de ruer dans les brancards. Je ne suis pas là pour pointer du doigt ou accuser, mais pour faire l'entière lumière sur les événements.
— Alors tu auras besoin d'un breuvage pour tenir la distance jusqu'à l'aube."
Suka hausse les sourcils devant la mine conspiratrice de Yanna. Assurément, ce subtil trait d'esprit a touché sa cible.
"Un café, peut-être ?"
C'est au tour de Suka de sourire.
"Avec plaisir."
À côté d'elle, Yanna retire ses lunettes et se masse les yeux. À plusieurs reprises, elles ont fait appel à Ariane pour que l'Eidolon les guide vers un recueil ou un ouvrage en particulier, ou tout ce qui avait un rapport avec le Kraken, de près ou de loin. Mais elles avaient beau suivre tous les fils, ce qu'elles y trouvaient n'était jamais à la hauteur de leurs attentes.
"Tu devrais aller te reposer. Je suis désolée de te faire veiller si tard."
La jeune femme sourit de nouveau, même si son regard est ensommeillé.
"J'aime la compagnie des livres. Cela ne me dérange pas de les côtoyer quelques heures de plus."
Faisait-elle réellement référence aux livres ? Suka la regarde, à la fois heureuse d'avoir de la compagnie et curieuse des motivations de la clergesse. Bien entendu, elle pouvait faire appel à ses Iris pour la scruter magiquement, mais débuter une potentielle idylle par de la suspicion ne semblait pas être une bonne idée.
Qui ferait le premier pas ? À l'aurore, Suka le ferait assurément, si la clergesse ne se montrait pas assez entreprenante. Il y avait une légère tension dans l'air ; une certaine fébrilité qui n'était pas pour lui déplaire. C'était bien sûr assez subtil. Une main qui en effleure une autre par soi-disant mégarde, un échange de regard, tout juste plus appuyé que la normale, ou bien une tournure de phrase empreinte de double sens... Suka ne se doutait pas que ces recherches seraient si... affriolantes.
La Magicienne ferme le livre qu'elle était en train de parcourir, en vain. Elle se lève et saisit un nouveau fil laissé par Ariane. Le tenant dans une main, elle commence à le suivre. Yanna lui emboîte le pas.
"Ça fait longtemps que tu travailles ici ?
— Trois ans. Avant ça, j'ai officié au sein de la Fourmilière, en tant que greffière..."
Suka aperçoit du coin de l'œil le losange tatouée sur l'épaule de la clergesse.
"Ça fait quoi, d'être relié au Gestalt ?"
Elles avancent le long des rayonnages, montent quelques volées de marches.
'Tu veux savoir si c'est invasif ?"
L'Initiée continue de suivre le fil d'Ariane, qui bifurque sur la droite, puis immédiatement vers la gauche. Suka hausse les épaules.
"Je ne sais pas si j'aimerais être liée avec d'autres de cette manière.
— C'est pratique de pouvoir converser avec autrui de cette façon, malgré la distance. On peut recevoir instantanément des directives de l'Astérion, confronter des idées avec nos pairs quand on en ressent le besoin. Et qui plus est, je peux temporairement couper le lien quand j'ai envie d'un peu d'intimité..."
Suka s'arrête soudain, et fait volte-face. Elle observe Yanna dans la pâle clarté d'un candélabre kélonique.
"Oui ?
— Merci beaucoup de m'aider. Je dois dire que la nuit est beaucoup plus agréable que ce à quoi je m'attendais. Et c'est surtout grâce à toi."
Yanna la dévisage à son tour.
"Je m'en voudrais de ne pas réussir à satisfaire aux exigences d'une de nos visiteuses..."
En prononçant ses mots, elle s'approche de Suka. Leurs visages sont dangereusement proches, si proches que leurs souffles se mêlent. Puis, Yanna étend sa main derrière la tête de la Magicienne. Le cœur de Suka bat la chamade. Oui, cette nuit est définitivement plus agréable que ce qu'elle avait prévu.
Yanna saisit un livre sur l'étagère et le retire. Elle fait un pas en arrière et tend le grimoire à une Suka quelque peu dépitée. La Magicienne ausculte le lourd volume relié. Sa couverture n'est pas très usée, même si elle ne semble pas de toute première jeunesse. Son titre, légèrement élimé, est gravé en lettres d'or : Vingt mille lieues sous les mers.
"Jules Verne... Tu connais ?
— Oui. Michel Strogoff, Le tour du monde en quatre-vingt jours... des lectures intéressantes pour avoir une idée du Monde d'Avant..."
Suka ouvre les pages et commence à feuilleter le roman, jusqu'à la page marquée par le fil d'Ariane. Elle la parcourt du regard, en diagonale, avant d'écarquiller soudain les yeux.
"Là, 'Krakens' ! C'est écrit noir sur blanc. 'Calmars, de la classe des céphalopodes', ça correspond à son apparence..."
Yanna lève un sourcil.
"Tu penses que quelqu'un aurait fait référence à ce livre pour baptiser le Kraken ?"
Le regard de Suka s'assombrit.
"Ou que ce n'était pas un Léviathan, comme tout le monde le pensait."
Yanna la toise, une incompréhension manifeste dans ses yeux.
"Peut-être était-ce un Eidolon."
Ses pas résonnent au sein du Magisterium. Elle ne prête nullement attention aux constellations moirées qui dérivent sur la voûte du bâtiment, pas plus qu'aux petites méduses qui flottent indolemment dans les airs. Autour d'elle, des Initiés et des Disciples vaquent à leurs occupations. Mais si l'atmosphère est sereine, ce n'est pas le cas de son esprit, qui tourne en rond autour d'une seule et unique question : qui a bien pu matérialiser le Kraken ?
Elle n'a pas invité Yanna à sortir, en fin de compte. Son humeur n'était assurément plus à ça, quand elle avait pris la première barge vers les hauteurs de Sekent. Elle chasse cette idée de son esprit. Il sera toujours temps de le lui demander un autre jour, quand tout cela sera réglé.
L'écho de ses pas se réverbère dans les chambres du temple principal, claquement régulier qui se répercute dans l'immensité du cosmos. Elle saute au-dessus d'une rigole, où court un petit ruisseau. Elle se faufile à travers une alcôve ogivale pour gagner quelques minutes de trajet. Finalement, après un long périple, elle se retrouve devant la porte du Magister. Elle lève le poing pour toquer.
"Je ne ferais pas cela, si j'étais vous."
Elle interrompt son geste et se tourne vers la voix qui l'a interpellée. Un homme lui fait face, à l'apparence sobre et passe-partout. Ses yeux sont rieurs, et ses lèvres se parent d'un sourire de convenance. Suka manifeste ses Iris pour le toiser de son troisième œil. Ses yeux se colorent d'une étrange teinte, tandis que ses pupilles changent de forme pour arborer des motifs géométriques. En ouvrant son regard sur la dimension magique de l'univers, elle regarde son interlocuteur. Elle peut voir sous son enveloppe physique l'Éther et la Quintessence entremêlés, le Mana pulsant qui l'ancre au sein du monde. C'est un Eidolon, et non un mortel.
"Vous êtes...
— Wanjiru. Et c'est un réel plaisir de vous rencontrer, Initiée Suka du Troisième Cercle d'Horomancie."
Suka reste un temps bouche-bée. Wanjiru était un héros de la Guerre de la Rupture, et le fondateur du Qorgan, la Loge responsable de la sécurité magique d'Asgartha. Il avait laissé son empreinte dans l'Histoire, et de ce fait, accédé au statut d'Eidolon.
"C'est un honneur, Eidolon."
Wanjiru se contente de sourire.
"Marchons, voulez-vous ? J'ai besoin d'une petite promenade."
Elle lui emboîte le pas tandis qu'il se détourne, intriguée par sa soudaine apparition. Pendant quelques minutes, ils marchent tous deux dans les corridors dédaléens de la ziggurat Yzmir. Sur les murs, des phénomènes célestes bourgeonnent et se fanent, des galaxies tournoient au sein de la roche sombre. Quelque part, un pulsar éclaire la salle où ils se trouvent d'une lueur lugubre.
"Je loue votre curiosité, Initiée."
Suka déglutit, clairement mal à l'aise à cause de la tournure des événements.
"C'est à propos de ce que j'ai découvert, j'imagine.
— En effet, confirme l'Eidolon qui fut autrefois Mage. Et vous avez raison au sujet du Kraken.
— Alors le monde doit savoir, martèle-t-elle.
— Non. La discrétion est de mise, ici. Il y a des forces qui conspirent contre nous, et nous devons les débusquer sans révéler les cartes que nous avons en main.
— Mais..."
L'Eidolon pose une main sur l'épaule de la jeune Initiée.
"Je comprends votre frustration. Mais sachez que vous aurez tout le loisir d'en apprendre davantage une fois que vous aurez pris votre office au sein de mon administration."
Suka écarquille les yeux.
"Vous m'offrez une place au sein du Qorgan ?
— J'étais moi-même un simple Horomancien quand j'ai fondé la Loge. Et j'ai toujours besoin de personnes à l'esprit vif et au regard perçant..."
De derrière une colonne d'obsidienne, Yanna se dévoile, et croise les mains derrière son dos. Suka la regarde avec stupéfaction.
"Comme Yanna ici présente."
L'effarement fait place à une juste colère, puis à une certaine résignation.
"Alors vous saviez, depuis le début."
Wanjiru soupire tout en massant la paume de sa main.
"Je voulais simplement voir jusqu'où vous iriez. Et vous ne m'avez pas déçu."
Du coin de l'œil, Suka scrute l'expression de Yanna, mais cette dernière reste impénétrable. Wanjiru le remarque, bien entendu.
"Sachez que le Qorgan, même s'il est placé sous la juridiction de l'Yzmir, bénéficie de ressources dans chacune des six Factions. Et n'en voulez pas à Yanna. C'est moi qui lui ai donné l'ordre de vous assister.
— De m'espionner, vous voulez dire, ricane Suka en secouant la tête.
— Il y a un peu de ça, oui."
Suka souffle longuement.
"C'est pour cela que vous m'avez empêché d'avertir le Magister ? Vous pensez qu'il y a parmi nous des ennemis qui travaillent contre nos intérêts ?
— C'est une certitude. Une triste certitude... Alors qu'en dites-vous, Initiée ?"
Suka le regarde, la mâchoire serrée. C'était clairement l'opportunité d'une vie qui se présentait à elle. Les circonstances étaient peut-être exaspérantes pour son ego, mais en fin de compte, il ne servait à rien de s'offusquer pour si peu.
Elle soupire.
"J'accepte", finit-elle par répondre.
Le visage de Wanjiru s'égaie de nouveau d'un air satisfait.
"Bien. Voilà donc une affaire réglée. Bienvenue au sein du Qorgan, Initiée. Suka, si vous voulez bien créer un portail pour raccompagner Yanna ? J'en serais votre obligé. Et d'ailleurs, je crois qu'elle avait une question à vous poser, avant que les circonstances en décident autrement."
Wanjiru se dissipe soudain en effluves éthérés, comme s'il n'avait jamais été là en premier lieu. Autour d'elle, des galaxies se rencontrent et se mélangent dans un tourbillon d'étoiles... Quand Suka se tourne vers la clergesse, elle voit avec étonnement que les joues de la jeune femme sont quelque peu empourprées...
L'oubli
Hormis certains érudits et bibliothécaires, peu se rendent réellement compte de tout ce qui a été perdu durant la Confluence. Il y a bien entendu les possessions matérielles, abandonnées par les Nomades du Tumulte durant leur fuite éperdue, ou bien les savoir-faire techniques et les connaissances académiques, que les survivants n'ont su transmettre à leur descendance. Mais sur le long terme, ce qui s'est révélé le plus handicapant n'a pas été la perte des notions scientifiques ou techniques, mais bien celles des histoires de l'humanité. En embrassant leur vie d'errances, les Nomades ont laissé sur leurs étagères des rayonnages entiers de livres, d'annales, de nouvelles, et cet appauvrissement culturel s'est fait durement ressentir lorsque l'humanité s'est dotée de la capacité d'Altération. Au final, c'est l'oubli qui a été leur pire ennemi. Pour manifester efficacement son imaginaire, ce dernier doit avoir été correctement nourri. Fort heureusement, de nombreux récits ont continué de circuler de façon orale, que ce soit au coin du feu, ou lorsque des parents racontent des histoires à leurs enfants avant de les coucher. On y parle bien entendu du Monde d'Avant, de ces villes perdues dans le cataclysme ou des merveilles que l'humanité a réussi à façonner, mais aussi de fictions, qu'elles soient contes ou légendes, mythes ou récits littéraires. C'est grâce à cela que les premiers Altérateurs sont parvenus à appeler des Eidolons, pour que ces derniers leur viennent en aide au sein de la réalité... Toutes les Factions savent qu'en explorant la Terra Incognita, elles ont une chance de tomber sur de nouveaux noms à inscrire dans leur registre, de nouveaux Eidolons à pouvoir appeler quand la nécessité s'en fera sentir. Car l'Effort de Redécouverte, en plus de l'exploration du monde, est aussi celle de cultures oubliées, d'histoires perdues à se réapproprier. Et c'est en les exhumant que la société Asgarthi en sortira plus forte.