Lindiwe & Maw
Lore
25 février 2024
Temps de lecture
Elle scrute l'Onde Noire, ses yeux incandescents parcourant attentivement la lande désolée. Les herbes ténébreuses oscillent au gré du vent, tandis que dérive dans l'air du pollen luminescent. Si le panorama n'est pas dénué de charme, elle sait que le danger y est latent, menaçant à tout moment de s'exprimer dans le monde. C'est le lot de toutes les singularités de Tumulte. En cet instant même, de nombreux autres Yzmir veillent sur toutes celles qui continuent d'exister en Asgartha. Le Mégalithe, le Fagn, la Lueur, l'Onde... C'est à eux qu'il incombe de les contrôler, de les réguler, de veiller à ce qu'elles restent dormantes.
À ses côtés, Baba Yaga est vigilante, elle aussi, même si elle brode une couverture pour passer le temps. Ses yeux se lèvent fréquemment de ses aiguilles à tricoter, dardant vers le panorama mâtiné d'irréel. Son aide sera plus que précieuse si une Chimère corrompue venait à naître sur la plaine obscure. Si Sakarabru, Marduk et Nimue surveillent le Puits des Larmes, la farouche sorcière est celle qui a été nommée pour servir de vigie sur l'Onde. Combien de fois a-t-elle empêché, depuis la fondation d'Asgartha, que des abominations ne sèment le trouble dans les rues de la capitale ? Elle ne les compte plus.
Lindiwe avait grandi à Caecaster, loin de la vie capiteuse et cosmopolite de la capitale. Tout autour de sa cité, un grand désert se déployait à perte de vue, étendue stérile d'ocre et de craie. La ville était bâtie au sein d'une mesa gigantesque, plateau rocheux dominant le sable rubicond. Ses habitants préféraient vivre dans la pénombre et la fraîcheur de cet abri de pierre, qui avait été creusé extensivement au gré de grands halls voûtés et de corridors labyrinthiques. Le temps lui avait souvent paru suspendu dans les couloirs immenses et souvent dépeuplés du chef-lieu de Caer Arcolano, enfermé dans un été permanent qui n'était pas pour lui déplaire.
Quand elle rentrait le soir après une harassante journée de labeur, sa mère, Nesiwe, lui racontait ce qu'elle avait vu, entendu et fait ce jour-là. Les rivières souterraines, le silence irréel des abysses, les bavardages étouffés de ses collègues, l'air glacial qui contrastait avec l'aride fournaise du désert... Sa mère avait la chance de travailler au sein de l'Hypogée, le monde souterrain qui se déployait sous Caecaster et ses environs. Là, dans la nuit perpétuelle des profondeurs, elle récoltait le précieux Lait d'Arcolano, une substance psychotrope que les Altérateurs utilisaient parfois pour décupler leurs capacités démiurgiques.
Nesiwe décrivait avec attention chaque détail, insistant sur les aspects sensoriels, sur l'ouïe et l'odorat en particulier... Elle évitait la mention des couleurs, les comparaisons avec des choses que Lin ne pouvait connaître ou appréhender. Car la jeune fille était née aveugle, et son monde avait toujours été teinté de ténèbres. Pour autant, elle ne souffrait nullement de ce manque. Son univers était fait de sons, d'odeurs, de textures, de températures, de mouvements d'air... Elle n'avait rien connu d'autre. L'un de ses sens était peut-être éteint, mais les autres étaient en éveil permanent. Elle avait mémorisé le trajet de sa maison à l'école, des jardins couverts au marché. Et il y avait toujours quelqu'un, ami ou voisin, pour l'accompagner quand elle en avait besoin.
Empruntant un long escalier tonitruant tout en se tenant fermement aux rambardes, Lindiwe descendait parfois dans l'Hypogée, pour y écouter les sons se réverbérer, s'assourdir, se propager au sein de l'immense écosystème souterrain. Elle aimait l'atmosphère qui se dégageait de ce lieu, si tamisée, si ouatée. Elle pouvait y entendre le glouglou des ruisseaux, qui serpentaient en rigoles sur le sable. Elle pouvait y goûter l'humidité rafraîchissante, chargée de senteurs minérales. Mais un jour, alors que sa mère et les autres récolteuses s'échangeaient les derniers potins, Lin fut attirée par un murmure provenant de la roche suintante. Elle pataugea bon gré mal gré en direction du chuintement, qui résonnait comme un appel qu'elle seule pouvait entendre.
Elle passa une main sur la paroi, sentant sous ses doigts une proéminence annelée et longiligne. Sa consistance était différente de la pierre autour, comme si elle touchait de la nacre et non plus l'apatite usuelle de la caverne. En tâtonnant, elle découvrit comme un ruban enchâssé dans le mur... Non, pas un ruban, mais un tube pris au piège dans la cloison. Et à l'extrémité de la forme, il y avait une gueule avec des crocs aiguisés. En cet instant, une voix tonna dans sa tête. Mais ce n'était pas des mots qui germèrent dans son esprit ; plutôt des impressions, des sensations, des émotions... Puis l'obscurité l'encercla entièrement, mettant en sourdine tous ses sens.
Elle avait dû perdre connaissance, car quand elle reprit brusquement conscience, elle était à demi immergée dans un liquide douceâtre et enivrant. Elle se redressa en hâte, émergeant de la flaque dans laquelle elle était affalée, recrachant péniblement ce qu'elle avait dans les poumons. Elle toussa en rampant sur le sable détrempé, une douleur lancinante pulsant derrière son front. Elle tenta de se redresser, le souffle coupé et rauque, cherchant désespérément à respirer. Mais dans le même instant, elle vit en face d'elle des fulgurances de lumière, dont elle eut du mal à faire sens.
Elle secoua la tête, cligna des yeux. Des formes fantomatiques dansaient pour la première fois à la surface de ses yeux. C'était comme si on lui enfonçait des épines dans le crâne, mais en même temps, elle fut fascinée par ce spectacle inédit... Peu à peu, elle prit conscience des voix qui l'appelaient. Celle de sa mère, qui hurlait avec un étrange mélange d'effroi et de colère. Elle perçut aussi le bruit chitineux qui provenait d'au-dessus d'elle, comme un crissement menaçant. "Sors de là", disaient les voix. "Viens par ici", répétaient d'autres. Alors qu'elle tâtonnait dans leur direction, elle pouvait entendre un frottement à côté d'elle, comme si quelque chose glissait sur le sable. Quelque chose de gros. Quelque chose qui provoquait la peur tout autour.
Les bras de sa mère la hissèrent sur la berge. Lin la fixait du regard, ses pupilles tremblantes, son regard saturé d'impressions qu'elle ne pouvait comprendre. Elle se retourna vers la créature qui l'avait surplombée, et qui semblait danser sinueusement sur les bas-fonds laiteux. Lin se laissa aller dans l'étreinte de Nesiwe. Sa conscience se mit de nouveau à dériver. Une nouvelle fois, une voix éclata dans son esprit, impérieuse, obnubilante... Une voix qui lui disait "Je t'attendrai ici, dans les profondeurs de la terre."
Quand elle se réveilla de nouveau, elle était allongée sur son lit. Le monde était redevenu sombre comme l'obsidienne. Sa mère lui prit les mains quand elle ouvrit les yeux. Elle pleurait. Lindiwe l'écouta longuement lui raconter ce qui était arrivé. Une sorte de ver avait jailli d'un mur, tandis que Lindiwe tombait à la renverse. Et la créature n'avait permis à personne d'approcher le corps inanimé de la jeune fille. Nesiwe voyait bien qu'elle buvait la tasse, qu'elle était en train de se noyer, mais la Chimère tournoyait autour d'elle pour empêcher quiconque de passer.
Pour autant, le ver géant n'avait nullement tenté de l'attaquer, comme tous le croyaient. Elle avait la certitude qu'il ne lui voulait pas de mal. Au contraire, c'était comme s'il avait veillé sur elle durant son inconscience. Mais rien dans ce que racontait sa mère n'expliquait les visions, ni même la voix qui avait résonné dans sa tête. Pour la première fois de sa vie, elle avait vu. Et par la même occasion, elle avait senti le contact d'un esprit étranger tout contre le sien. Était-ce dû au Lait d'Arcolano ? La substance avait-elle la capacité de réveiller ses sens ?
Il n'y avait qu'un moyen d'en être sûre. Malgré les réticences de sa mère, elle but une nouvelle gorgée de Lait d'Arcolano dès qu'elle le put. Et à nouveau, elle vit s'exprimer sur le canevas noir de sa vision des formes, des mouvements, agrémentés cette fois de ce que Lin devina être des couleurs... Elle regarda le visage de sa mère, accompagna son regard de ses doigts pour en suivre les lignes et les contours. Des larmes coulèrent sur les joues de Nesiwe quand elle réalisa que grâce au Lait, sa fille pouvait enfin voir.
De nombreux doctes, médecins et théoriciens se succédèrent sur son cas. Des Initiés Yzmir lui révélèrent que la jeune fille ne voyait pas à travers ses sens, mais en accueillant directement dans son esprit les idées qui résonnaient autour d'elle. Elle pouvait voir et percevoir par le prisme de son seul esprit. Pour autant, l'abus de Lait pouvait avoir de sérieux effets secondaires sur sa psyché si elle ne parvenait pas à la discipliner davantage. Les Mages proposèrent à Lin d'intégrer la Faction pour apprendre à mieux exploiter sa faculté. Ils exigèrent pour seule contrepartie qu'elle les aide à pister le ver chimérique, avec lequel elle semblait avoir une connexion.