Je m’accrocherai à toi
Récits
18 décembre 2024
Temps de lecture
392 AC
D'une oreille discrète, j'écoute le jeune Bravos se pavaner comme un coq devant ses potes. Il a remonté sa capuche sur le sommet de sa tête, pour abriter son crâne aux cheveux coupés ras et probablement pour se donner un style, même si je ne sais pas vraiment lequel. Menaçant ? Mystérieux, peut-être ? Mais à la manière qu'il a de remettre sans arrêt son glaive en place, il est clair qu'il n'est pas encore habitué à la porter. Je fais semblant de lire le Suspicionis Liber de Calfuray, mais le vieux livre élimé est posé sur mes cuisses, sans que je ne parcoure aucune de ses pages. Je l'avais pris pour tromper l'ennui, mais les jacasseries des écuyers semblaient bien plus efficaces pour passer le temps qu'un vieux traité philosophique sur la nature des idées et la relation que les mortels entretiennent avec elles.
Les trois aspirants se sont disposés en cercle, l'une assise sur l'herbe, l'autre le popotin posé sur les marches de la courette intérieure pour accommoder sa jambe plâtrée. Le troisième, celui qui parade et se claque le torse plus que de raison, est resté debout, comme pour asseoir son autorité sur les deux autres, même si ces derniers ne semblent pas plus impressionnés que ça par ses démonstrations grandiloquentes.
"J'ai été sélectionné pour m'aventurer dans la Katkera, et faire un trek à travers le Silg et vers le Fuseau, dit-il, pas peu fier. Mon maître m'a dit que j'étais prêt."
Du coin de l'œil, je vois les mines de ses amis se décomposer. Puis ils éclatent de rire.
"Quoi ? Il m'a dit que c'était un grand honneur. Que seuls les plus coriaces avaient droit à ce traitement de faveur..."
Hilares, ses deux amis se roulent par terre, tandis qu'un soupçon d'inquiétude se dessine sur le visage du fanfaron.
J'essaie de cacher mon sourire et de ne pas pouffer dans mon coin. D'après ce que j'avais entendu par-ci par-là, c'était loin d'être une promenade de santé. Seuls les plus indisciplinés des Bravos étaient envoyés en stage auprès des Muna, pour leur donner, par la méditation et autres activités d'éveil, un tour de vis supplémentaire, comme diraient les Axiom.
Un infirmier courroucé leur intime de se taire depuis l'autre côté du patio, avant de regagner son officine. Je soupire, observant un temps le panache de buée qui volette dans l'air devant moi. Je frissonne. L'hiver est bien là, c'est une certitude.
T'avais vraiment pas remarqué ?
Je tapote la boule que Taru forme sous mon pull, un peu pour le réprimander de sa remarque désobligeante, et aussi pour le taquiner sur sa frilosité souvent théâtrale.
Autour de moi, des auxiliaires Yzmir déambulent dans les allées du Cloître, arborant sur leur tenue l'étoile rouge à quatre branches de leur ordre. Assise sur la balustrade, emmitouflée dans mon duffle-coat, je les regarde passer, et leur fais même un signe de main. Mais ils sont tellement absorbés dans leur discussion qu'ils ne me prêtent aucune attention.
C'est normal, au fond, je suis là tellement souvent que, quelque part, je fais maintenant partie du décor. Ou que je suis devenue invisible, mais il ne me semble pas avoir lancé ce type de sort dernièrement...
"Kesh ?"
Je lève la tête et souris en entendant la voix de Kumari. Bien entendu, Taru est le premier à se jeter sur elle pour l'assaillir de câlins aussi visqueux qu'affectueux. Kumari rit allègrement en tentant de retirer de son visage les multiples ventouses qui s'y collent. Puis il se faufile sous son manteau et s'y blottit, indiquant clairement qu'il me fait la tête.
Je m'approche de ma sœur et l'enlace à mon tour. Puis je fais signe à la garde-malade pour la remercier d'avoir pris soin d'elle. Elle me gratifie d'un hochement de tête protocolaire et s'éloigne de quelques pas, pour nous laisser un peu d'intimité, tout en restant assez proche pour intervenir en cas de crise.
Kumari me prend la main et y dépose un baiser.
"Ça va, pas trop déçue ?
— Toujours un peu. Mais tout le monde dit que l'important, c'est de participer, non ?
Elle acquiesce à plusieurs reprises.
"Exactement, aucun doute là-dessus."
Me rendant compte à quel point elle se moque de moi, je lui inflige une pichenette sur le front, et elle éclate de rire, même si je perçois dans sa remarque toute l'affection du monde. Je me place derrière elle et saisis les poignées du fauteuil roulant.
"Un autre commentaire et je te jette dans l'escalier !"
Elle essuie les petites larmes qui sont apparues au coin de ses yeux.
"Pardon, pardon, mais c'était trop tentant."
Je me mets à pousser le fauteuil roulant le long de l'allée.
"Et sinon, toi ? Comment tu vas ?
— Ça va. J'étais heureuse de pouvoir te voir concourir. Ça m'a fait du bien de sortir du Cloître pendant quelques jours.
— Même si ma prestation n'était pas terrible ?
— J'ai pu voir une partie des épreuves, mais aussi des échassiers, des parades... Je n'aurais pas pu être plus heureuse.
— Alors tant mieux."
Un silence s'installe entre nous alors que nous débouchons sur les jardins du Kadigir.
"J'ai beaucoup réfléchi, tu sais ? Je me suis dit que si je rejoignais l'Ordis, je pourrais récupérer l'un de leurs Losanges. Et puis comme ça, je pourrais harceler un troupier quelconque pour qu'il te donne régulièrement des nouvelles de moi.
— Genre à travers leur Gestalt ?
— Oui, c'est ça !"
Je fais une petite moue dubitative.
"Si c'est ta motivation première pour intégrer la Faction, je suis pas sûre qu'ils te laissent aller plus loin dans le processus de recrutement."
Kumari prend un air affecté.
"Mais tu doutes de mes talents de persuasion, ma parole !"
Je ris en repensant à toutes les fois où elle a tenté de convaincre père ou mère de me laisser invoquer le Bifröst ou même un Léviathan pour lui faire faire un tour de Caer Eidos. Sans succès, bien évidemment.
Je me penche vers elle et l'embrasse sur le front alors qu'elle lève la tête vers moi. Elle se tâte le ventre, là où Taru, amas de tentacules, est en train de se repositionner sous les plis de sa tunique.
"T'as vu, je suis enceinte", dit-elle le plus sérieusement du monde.
Je prends mon large chapeau et lui écrase sur la tête.
"Tu devrais avoir honte de dire des bêtises pareilles !"
Elle éclate de rire à nouveau, avant d'être secouée d'une quinte de toux. Je stoppe le fauteuil et me précipite à ses côtés. Je vois que ses yeux ont pris une couleur bizarre, comme si de l'huile irisée était en train de recouvrir ses cornées. À chacun de ses crachotements, je vois de petites idées immatérielles jaillir de sa bouche et flotter dans l'air.
Puis elle cligne des yeux et la crise finit par passer.
"C'est bon, tout va bien. Je gère."
Je fais un signe d'apaisement en direction de l'infirmière, qui se tenait prête à procéder à des premiers soins. Après m'avoir dévisagée, elle finit par hocher la tête, un peu rassurée.
"C'était quoi, cette fois-ci ?
— Hmm. Je crois avoir vu l'idée d'un papillon, celle d'un bonhomme de neige... et peut-être celle d'une planche à découper, dit-elle d'un air déçu. Tu sais qu'avec les autres pensionnaires, on a un petit jeu ?
— Ah oui ? Lequel ?
— On se dit que la Rémanence, c'est peut-être de la divination. Du coup on essaie d'interpréter ce qui sort de nous, quand on peut.
— Et là, alors ? Ce serait quoi ? lui dis-je en souriant.
— Hmm. Peut-être que le papillon veut dire que les choses sont éphémères, que le bonhomme de neige veut dire qu'il va neiger bientôt... Et la planche, c'est sûrement parce que j'ai faim ! Oh, tu sais ce qui me ferait plaisir ? L'une de ces pâtisseries qu'on trouvait sur la Phaedonstraꞵe, avec de la crème à l'intérieur !"
Je me gratte la tête.
"Je crois qu'elle a fermé il y a quelques années."
Elle soupire et prend un air désappointé.
"Mais je peux peut-être t'en fabriquer une. Il suffit juste que je me remémore son goût, sa texture... Peut-être que je pourrais faire un truc approchant. Mais quoi qu'il arrive, ça ne va pas calmer ta faim si tu as vraiment les crocs."
Elle me regarde avec de grands yeux, visiblement emballée. Je soupire et me concentre. Sur cette époque où nous nous baladions toutes les deux dans les rues de la capitale, quand nous faisions les quatre-cents coups. Je me rappelle les petits riens, les bonheurs anodins, tous ces moments qui pour nous étaient insignifiants et dérisoires, mais qui étaient en fait chargés d'une frénésie d'allégresse.
Je lui tends enfin le petit emballage cartonné, et Kumari l'entrouvre délicatement, visiblement émerveillée.
"Je crois que leur logo était un canard, pas une oie.
— Oups, désolée."
Elle secoue la tête et se met à contempler le petit gâteau sous toutes les coutures.
"On dirait vraiment un vrai."
Puis elle l'approche de sa bouche et en prend un petit morceau. Elle le mâchonne, pensive. Puis un sourire illumine son visage.
"Ça y ressemble beaucoup, mais il y a quelque chose de différent.
— Je ne sais pas si mes souvenirs sont exacts...
— Ou peut-être que ce sont mes souvenirs qui sont un peu altérés. J'ai l'impression que c'est un peu plus salé qu'à l'époque."
Ou peut-être est-ce parce que me remémorer me fait monter les larmes aux yeux ?
"Tu vas me manquer tu sais ?"
Elle se tourne soudain vers moi, interloquée par ma voix chevrotante, et son sourire trahit sa propre mélancolie. Elle baisse la tête pour cacher ses yeux embués de larmes.
"Toi aussi."
Elle s'essuie les yeux et secoue la tête vivement.
"Mais je sais que tu vas revenir, et je t'enverrai autant de lettres que je peux. Et tu trouveras un remède pour que j'aille mieux."
Elle me prend la main.
"Je sais que tu peux y arriver.
— Je te le promets.
— Et moi, je me cramponnerai à cet espoir. Je m'accrocherai à toi de toutes mes forces et je ne te lâcherai pas, tu entends ? Je serai forte, comme tu devras l'être. Je te le promets."
Une nouvelle quinte de toux secoue ses frêles épaules, et je la serre contre moi.
Inhibition, écho, parachute, kit, faim... un nouveau chapelet d'idées se met à dériver dans les airs. Je les capture dans des bulles pour éviter qu'elles ne s'impriment au sein du monde. L'aide-soignante s'approche en ouvrant sa sacoche, elle aussi marquée de l'astre rouge. Elle pose sur le sol quelques flacons, sort une compresse.
Tout du long, je serre la main de Kumari qui se cramponne à la mienne.
Je ferme les yeux, et essaie de consigner dans ma mémoire la sensation de sa peau contre la mienne, le son de son rire, la façon dont la lumière fait changer la couleur de ses yeux...
Je la serre contre moi, sentant quelques-unes de ses idées tenter de se greffer à ma chair.
Elle tremble, et je tremble aussi. Je pleure, et elle pleure aussi.
Malgré la distance, je sais que nous vibrerons sur la même fréquence, au diapason l'une de l'autre. Ses bras m'enserrent, comme pour dire qu'elle ne me lâchera jamais. Et moi non plus, je ne lâcherai pas.
Je sens les tentacules collants de Taru entourer nos mains jointes, pour nous réconforter.
Autour de nous, il se met à neiger.