Fen & Crowbar

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  • Lore

  • 10 février 2024

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10 minutes

Délicatement, elle entoura de ses mains le petit oiseau. Il était tout chétif, comme s'il venait tout juste de tomber de son nid. Mais il n'y avait aucun arbre à la ronde, juste une plaine sans fin aux herbes roussies et l'immensité du ciel. Il pépia faiblement lorsqu'elle le posa contre sa poitrine, entre les plis de sa toge. Elle allait s'occuper de lui, ferait tout pour qu'il se remette. Au-dessus d'elle, les martengales dérivaient sous l'azur. Heureusement qu'elle l'avait trouvé avant eux. Ils se seraient empressés d'en faire un petit en-cas... Soulevant ses jupons, Fen se dépêcha de regagner l'Ouroboros. Elle trouverait bien à la maison quelque chose pour le nourrir. Mais qu'est-ce qu'un oiseau mangeait, au juste ? Des graines ? Du gruau ? Du lait ? Non, ce n'était pas un chat. Il lui faudrait peut-être trouver des insectes ou des chenilles. Le vieux Berchad, lui, saurait.

L'Ouroboros avait fait halte au sein de la toundra, son anneau positionné à l'horizontale et tournant lentement au-dessus d'elle alors qu'elle s'approchait de la Sahanka. Elle grimpa quatre à quatre les marches de la rampe d'accès, salua au passage des troubadours et des pastoureaux du Clan qui revenaient avec leurs troupeaux. Tous étaient en train de revenir. Il fallait qu'elle se hâte. Bientôt, tout le monde serait à la manœuvre pour repartir, et peu auraient le temps de répondre à ses questions... Elle longea le cirque, lança des sourires à la volée aux voltigeurs, dompteurs et clowns qui s'étiraient ou travaillaient en dehors du pavillon. Ils avaient grise mine, et tous lui lançaient des regards tristes et compatissants. Étrange. Son cœur se mit soudain à battre un peu plus vite, au diapason de celui de la petite boule de plumes qui était posée contre son sein.

Les quartiers de sa famille étaient positionnés à la proue du navire. C'était l'un des avantages à avoir un grand-père Berger. Le grand Cayrat Steinn, aimé de tous au sein du Clan ! Chaque matin, elle pouvait se réveiller et prendre son petit-déjeuner en contemplant l'horizon depuis l'une des baies vitrées. Elle traversa un ponton surplombant le vide, chipa au passage une tomate dans l'un des potagers suspendus et croqua dedans allègrement. Bizarrement, Gerda la laissa faire sans rechigner, même si elle l'avait clairement vue faire. Normalement, elle l'aurait sermonnée. Mais Fen n'avait pas le temps de se poser la question. Le petit oiseau comptait sur elle, il ne fallait pas qu'elle traîne. Sans demander son reste, elle passa devant le casino, fermé à cette heure de la journée, puis se hissa en direction du pigeonnier, où roucoulaient colombes et martres volantes.

Tout à ses pensées, elle traversa la passerelle qui menait à sa maison. Mais elle s'arrêta net. En face d'elle, de nombreuses personnes attendaient sur le pas de la porte, les yeux ternes et larmoyants. Elles s'écartèrent pour la laisser passer, posant une main sur son épaule ou lui murmurant quelques mots. Khaldun était là, ainsi que Jakob et Chalinda. Catalina essuya une larme, alors qu'Ajirai et Boona fixaient le sol. C'était plus que bizarre. Qu'est-ce qu'ils avaient tous ? Quand elle pénétra dans le salon, elle vit que plein d'autres personnes s'étaient rassemblées. Cao la prit par la main et l'emmena vers la chambre de son grand-père. Dans un coin de la pièce, Bastien était en train de pleurer.

Esmeralda était au chevet de son grand-père, assise sur le bord du lit, un tendre sourire peint sur son visage. L'Eidolon vivait comme eux, perpétuellement manifestée. Elle était devenue l'une des leurs à force de côtoyer le Clan kasirga en permanence. Elle partageait leurs vies, et surtout celle de son grand-père, même si lui était mortel, et elle, créature de l'imaginaire. Elle était toujours aussi belle, et n'avait pas pris une ride. Fen adorait Esme. Elle était flamboyante, prévenante, de fort caractère, mais toujours prête à aider. Mais Cayrat, lui, accusait le poids des années. Même s'il restait une force de la nature, ses cheveux s'étaient teintés de gris, et sa peau s'était parcheminée. Récemment, il était tombé malade, au point de rester cloué au lit...

Une larme coula sur la joue de l'Eidolon, et Fen sentit comme un poignard lui perforer le cœur. Son grand-père gisait, les yeux clos. Il ne bougeait pas, et son teint était terne. De larges mains se posèrent sur les épaules de la jeune fille et serrèrent fort. C'étaient celles de son père. Fen resta là, bouche bée, incapable de détourner le regard. Même quand sa mère, les yeux embués de larmes, la serra contre elle, elle resta là, tétanisée. Quand la Matriarche et les vénérables vinrent à leur tour présenter leurs condoléances, Fen se contenta de les regarder, hagarde, incapable de concevoir ce qui était en train de se passer. Elle regardait son grand-père, attendant qu'il se redresse, baille bruyamment et se mette à rire aux éclats en voyant toutes ces têtes d'enterrement... Mais il ne fit rien de tout cela.

Quand la nouvelle tomba, elle fit l'effet d'un couperet. Les Matriarches de tous les Clans s'étaient entretenues, et condamnaient cette décision de faire d'une Eidolon la Bergère de l'un d'entre eux. D'après les traditions, ce rôle était dévolu à un mortel, et non à un être de l'imaginaire. Mais qu'est-ce que cela pouvait faire, au final ? Les Matriarches avaient proclamé dans la foulée un cinglant ultimatum : le Clan kasirga, s'il s'entêtait à vouloir poursuivre dans cette voie, serait banni de l'alliance Lyra. Fen n'en croyait pas ses oreilles. L'exil, pour une chose si triviale ? Elle tenta de convaincre leur Matriarche de reconsidérer cette décision, que ce jugement était injuste. Il y avait toujours eu neuf Clans parmi les Lyra. Ils étaient tous différents, mais ils avaient toujours été unis. Ensemble, ils avaient chanté le Chant de l'Un et sauvé Asgartha de la ruine il y a plus d'un siècle de cela. Ils se devaient de rester liés. C'était là leur force.

Mais rien n'y fit. Tiraillée entre le souhait de son bien-aimé et le respect dû aux Matriarches, Esmeralda décida de confier le sort du Clan aux vénérables Kasirga. Elle se conformerait à leurs choix. Et ces derniers, quelles que fussent leurs raisons, insistèrent pour qu'elle prît les rênes de leur Sahanka. Fen n'en revenait pas. La mort de son grand-père, suivie d'un tel camouflet... Autrefois, tous les Lyra avaient pu faire sonner leur voix à l'unisson. C'est ce que racontaient les histoires, dans un passé qui n'était pas si éloigné que cela. Comment les choses avaient-elles pu changer à ce point ?

Esmeralda, acceptant sa charge, s'adressa au Clan pour lui redonner espoir. S'ils n'étaient plus les bienvenus, il était peut-être temps pour eux de trouver ceux qui sauraient les accueillir en leur sein. Elle parlait de la Tribu Exilée, ceux parmi les Nomades du Tumulte qui avaient choisi de ne pas rester en Asgartha. Ils étaient sûrement quelque part au sein de la Terra Incognita, à voyager dans un monde bouleversé. C'était peut-être vers cela que le Vent les poussait. C'était peut-être là le sens de leur bannissement. Avec un peu de chance et de résilience, ils pourraient se joindre à eux. En participant à l'Effort de Redécouverte, ils pourraient peut-être retrouver leur trace...

Pour la première fois depuis des décennies, l'Ouroboros fit cap vers Arkaster, la capitale de toute la péninsule. Il y stationnerait le temps que les Corps expéditionnaires se mettent en route. Vers le large. Vers l'horizon tumultueux. Fen, de son côté, se démena pour que cette sentence soit levée. Mais personne ne semblait l'écouter. Le Chant de l'Un avait été oublié, ses paroles perdues. Si elle parvenait à mettre la main dessus, elle pourrait par son entremise rappeler ce que tout le monde semblait avoir désappris. Qu'ils étaient liés, unis, qu'ils partageaient un même socle, une même identité... Mais cet espoir était vain. Elle n'avait pas la moindre idée d'où chercher.

S'habituer à la vie urbaine fut difficile pour elle. Mais l'existence citadine n'était pas dénuée de charme. Bien entendu, les vastes espaces lui manquaient, mais il y avait aussi en Arkaster un bouillonnement culturel des plus exaltants. Avec ses amis, ils fondèrent un groupe de musique : elle au chant, Tamati aux percussions, Boona à la basse et Orbec au clavier. Mais il y avait aussi la Chimère, Crowbar. L'épouvantail à tête de citrouille tuait tout à la guitare, capable d'envoyer des riffs aussi virtuoses que démoniaques. Ensemble, ils écumaient les bars et les salles de concert. Et petit à petit, ils commençaient à se faire un nom. Les vocalises lyriques de Fen, contre toute attente, se mariaient à merveille avec les solos exaltés de Crowbar.

Un jour, alors que Nev titubait dans les rues, Fen lui demanda pourquoi elle avait rallié les forces d'exploration. Nevenka se contenta de hausser les épaules, mais lui retourna habilement la question. Et Fen lui raconta la situation de son Clan, son rêve de trouver le Chant de l'Un. Nev, le plus naturellement du monde, lui demanda pourquoi elle ne postulait pas elle aussi en tant qu'Exalt. Elle avait une Chimère qui la suivait partout ou presque, et de toute façon, elle allait quitter Asgartha quoi qu'il arrive. Et si jamais elle cherchait un savoir oublié, peut-être que le meilleur moyen de le faire était de retrouver Mnémosyne, la déesse de la mémoire et la mère des Muses. Elle saurait sûrement, vu que techniquement, elle se rappelait de tout.

Ce qui ressemblait initialement à une simple plaisanterie fit du chemin dans la tête de Fen. Nevenka n'avait pas tort, au fond. Les Matriarches étaient chacune la voix d'une Muse, et chaque Muse était la patronne d'un Clan Lyra. S'il y avait quelqu'un pour imposer sa volonté sur les Neuf Sœurs, c'était bien elle, leur mère. En revenant de sa virée, elle tapota sur la tête de potiron de Crowbar. Ses yeux s'allumèrent et se tournèrent vers elle alors qu'il se réveillait. Était-elle folle d'envisager ce que Nevenka lui avait dit ? L'épouvantail se gratta la tête. Il lui confia qu'il n'y avait rien de mieux que de mettre la barre le plus haut possible, car ceux qui ne visent pas les étoiles n'ont aucune chance de les atteindre. À cet instant, la fenêtre de la maisonnée s'entrouvrit sous le coup d'une bourrasque. Un sourire illumina le visage de Fen. Le Vent venait de parler.