"C'était un après-midi d'été. Du pollen dérivait dans l'air, tandis que dans les champs, sapes et faucilles s'abattaient sur les épis de blé. Non loin du moulin, les fléaux battaient le grain, alors que résonnait le doux chant des vanneuses. Des enfants désœuvrés jouaient dans la paille en riant aux éclats, tandis que fourches et crochets entassaient bottes et foin dans les granges... C'était ainsi que l'on vivait en Caer Oorun, au rythme des saisons et du temps qui passe. La Province avait toujours été le grenier d'Asgartha, son garde-manger... Qui aurait-pu croire qu'il serait ainsi incendié ? Il apparut en même temps que l'orage. Le tonnerre se mit à gronder au sein des nuages, roulement sourd qui n'augurait rien de bon. Des éclairs mauves striaient le ciel, projetant leur teinte lugubre sur les champs. On se pressa de recouvrir de bâches les fagots et les outils, pour les protéger autant que faire se peut de la pluie. Et les gouttes ne tardèrent pas à tomber, lourdes et étrangement chargées de sel... On entendit le craquement feutré des troncs en train de s'affaisser, déracinés — c'est ce que nous pensions alors — par de terribles vents. Une maison explosa soudain, tandis que rondins brisés et amas de chaume furent projetés au-dessus de la cime des arbres. C'était comme si un cyclone l'avait balayée sans crier gare, et nous nous précipitâmes vers le premier abri disponible. Et c'est là que nous le vîmes. Ses tentacules serpentaient au milieu des arbres, les faisant ployer et choir comme de prosaïques dominos. Son manteau se redressa au-dessus de la frondaison des arbres, s'érigeant comme une sinistre tour. Ses bras slalomaient à travers les champs, entourés de vagues qui n'auraient pas dû se trouver là..."

Sigismar ferme le livre et se masse les yeux, éteignant sa lanterne kélonique par la même occasion. Il soupire ostensiblement. Ainsi, le Kraken pouvait apparaître partout, même en dehors des régions côtières... Cela allait compliquer leurs recherches. Sig saisit sa montre à gousset, sur laquelle ont été gravées ses armoiries familiales. Il l'ouvre pour découvrir que la réunion d'état-major ne va pas tarder à débuter. Prenant sous son coude le livre qu'il était en train de parcourir, le Paladin de l'Aegis sort de son bureau et se dirige vers le gaillard avant.

La tension est palpable sur le pont. Tous les officiers sont présents, ainsi que chaque représentant des Factions. L'Amirale Singh regarde au-delà de la baie vitrée, scrutant l'horizon.

"Les Exalts nous ont permis de nous enfoncer loin au sein de Caer Oorun, mais toujours aucune trace du Kraken", muse-t-elle, plus pour elle-même que pour l'assistance.

Le Général Vong s'éclaircit la voix.

"Je propose de diviser les forces de l'Aegis et les fyrds Bravos en quatre contingents cardinaux, dans le but de sonder la Province. En prospectant de cette manière, nous couvrirons bien plus de terrain. Il ne pourra nous éluder davantage."

La Générale Nimeda ricane dans son coin.

"Pensez-vous que le Kraken nous fuit ? Non, il patiente sagement, attendant son heure et la moindre de nos erreurs. Diviser nos troupes, dites-vous ? C'est là le faux pas qu'il attend de pied ferme. Ou devrais-je dire d'appendice ferme ?"

Bon sang, que de propos stériles. Sigismar sent l'impatience grandir en lui, comme une marée montante.

Vong secoue la tête.

"Et que proposez-vous ? De continuer à errer sans but ? Plus le temps passe, plus nos Exalts vont souffrir de nos atermoiements. Ils vont s'épuiser. Et quand ils seront exsangues et que nous devrons retourner en Asgartha la queue entre les jambes, vous ferez de nouveau la fière, peut-être ?"

Sig se tient droit comme un "i", la mâchoire serrée.

"Officiers."

Toutes les têtes se tournent vers Temera Singh. Elle n'a nullement haussé la voix, mais son ton était suffisant pour faire cesser toute fanfaronnade.

"Vous êtes réunis ici pour essayer de trouver un plan d'action, pas pour vous faire mousser."

Elle se tourne vers eux, le visage impassible.

"Ce n'est pas ici, entre ces quatre murs, que vous vous couvrirez de gloire, mais sur le terrain. Attendez au moins la victoire avant de vous pavaner comme des coqs."

Nimeda acquiesce, et Vong en fait de même. Les Généraux Dalsgaard et Cewher, qui se sont faits discrets jusque-là, restent murés dans le silence.

"Nous ne savons pas si c'est nous qui le traquons, ou lui qui nous chasse en ce moment-même, renchérit Nimeda. S'il a tout d'un calamar géant, il est possible qu'il puisse se camoufler..."

Sigismar avait étudié cette possibilité. Il était même allé jusqu'au port pour voir comment se comportaient les céphalopodes ramenés du large dans les filets des pêcheurs. Mais cela n'expliquait pas comment une créature si titanesque pouvait sévir autant sur les régions côtières qu'à l'intérieur des terres avec une telle discrétion. C'était comme si l'idée de l'eau l'accompagnait en permanence, comme si elle avait été greffée à son être...

"Peut-être pouvons-nous demander à notre Exalt ici présent ?"

Sigismar se tourne vers Esmeralda, perplexe. Si l'Eidolon avait laissé le commandement de l'Ouroboros à l'Amirale Singh, elle demeurait en charge de la population civile de la Sahanka. Elle restait la Bergère. La maintenir ainsi incarnée devait exiger une quantité de Mana phénoménale pour son Clan. Un prix exorbitant...

"Wingspan a survolé la Province en long, en large et en travers, se permet-il de répliquer. Il s'est enfoncé dans les zones où le Tumulte est encore prégnant. Mais il n'a nullement croisé la route de l'abomination."

Le Général Vong soupire.

"Si nos meilleurs éclaireurs reviennent bredouille, c'est que nous n'aurons pas plus de chance d'y parvenir. C'est comme chercher une aiguille dans une botte de foin...

— Une grosse aiguille, tout de même, souffle Cewher."

Dalsgaard se masse les tempes, avant de secouer nonchalamment la tête.

"La mission des Exalts est prioritairement de stabiliser les zones qui doivent l'être, pour que vos éclaireurs puissent y évoluer, Général."

Durant des heures, Sigismar avait parcouru tout ce qui avait précédemment été écrit sur le Kraken, depuis les anecdotes historiques de Gallas Devadas jusqu'aux récits horrifiques de Lucas Tarr, à la recherche d'une faiblesse, du moindre avantage à exploiter.

Parcourir les témoignages de l'avènement du Kraken lui avait fait froid dans le dos, mais c'était surtout l'anatomie de la bête qui avait été instructive : huit bras recouverts de ventouses, deux appendices préhensiles, un bec acéré... Son manteau serait une carapace difficile à percer, et la seule zone qui pouvait présenter une faille dans son épiderme était potentiellement son siphon. S'ils parvenaient à l'atteindre...

Sigismar fait un pas en avant.

"Si je puis me permettre, Amirale."

Temera Singh se tourne vers lui.

"Je vous en prie, Exalt. Nous vous écoutons."

Sig souffle longuement, avant de dévisager les Généraux présents.

"La Générale Nimeda a raison. Le Kraken attaquera sans aucun doute tout convoi qu'il jugera suffisamment vulnérable. C'est là un comportement que nous devons exploiter."

L'Amirale Singh étrécit les yeux, pensive.

"Vous proposez d'utiliser un appât.

— En effet. De lui donner une cible qui semble vulnérable pour le leurrer dans nos filets.

— Et le gros de nos forces pourra alors le cueillir, renchérit Dalsgaard. Cela a du sens, même si je doute que quelqu'un apprécie d'être paradé de la sorte, comme un ver sur un hameçon."

Temera Singh se rassoit, pensive.

"L'Ouroboros pourrait s'en charger."

Interloqués, les Généraux se murent dans un soudain silence.

"Amirale ?", s'enquit Rustam Suratov, le porte-parole de l'Ordis.

"Bien entendu, je laisse la décision finale à la Bergère du Clan Kasirga, se permet de rajouter Singh. Nous sommes ici vos hôtes, et il vous revient de trancher la question."

L'Eidolon étrécit les yeux.

"Eh bien, sans vaincre le Kraken, je pense que nous ne pouvons nous permettre de pousser plus avant nos explorations. Le laisser derrière nous reviendrait à risquer de nous couper de toutes nos sources de réapprovisionnement..."

Un murmure parcourt l'assistance, au fur et à mesure que tous les officiers se rendent compte de l'énormité de ce que l'Amirale en chef est en train de proposer.

"Amirale, vous ne sous-entendez tout de même pas que...

— C'est de la folie, risquer notre avant-poste mobile ?

— C'est se jeter dans la gueule du loup !"

Temera laisse les réactions négatives et les contestations rouler sur elle avant de lever la main de manière péremptoire.

"Je vous invite à considérer cette éventualité en tant que tacticiens. Sire Sigismar, j'imagine que vous avez une stratégie à nous proposer ?"

Sigismar acquiesce.

"Oui, en effet. Mais pour cela, nous allons avoir besoin de l'assistance d'un large contingent de Mages Yzmir et de Druides Muna."

Singh se tourne vers Esmeralda.

"Bergère ?"

L'Eidolon s'adosse au mur et croise les bras en soupirant.

"Je suppose que c'est un pari que nous pouvons faire", finit-elle par dire.

Temera hoche la tête.

"Les Corps expéditionnaires vous remercient, vous et votre Clan. Et Sire Paladin ? J'attends votre rapport et les grandes lignes de votre dispositif pour ce soir. Ce délai est-il suffisant pour vous ?"

Sigismar se met au garde-à-vous, faisant claquer ses talons.

"Oui, Amirale !"

La pluie battante tambourine contre la baie vitrée tandis que l'Ouroboros file au-dessus des vagues déchaînées. Devant la nef volante, l'anneau de la Sahanka penche à gauche puis à droite alors qu'elle slalome entre les falaises et les stacks aiguisés.

"Gaillard arrière, quelles sont les nouvelles ?", s'époumone l'Amirale dans son tube acoustique.

La réponse ne tarde pas à arriver.

"Il continue de nous suivre, Amirale, et il se rapproche !" beugle l'officier de quart, d'une voix affolée.

"Artilleur, lancez une mine sonique pour le ralentir !

— Oui, Amirale !"

Quelques secondes passent, durant lesquelles Sigismar se cramponne au bastingage.

"Détonation sur le radar ! hurle l'artilleur.

— Monitorez sa progression. Nous y sommes presque."

En effet, l'Ouroboros se rapproche de plus en plus de l'étau, vers le piège qu'il a élaboré. Les mains crispées sur la rambarde, Sig prie Athéna, Týr et Ulysse que son stratagème fonctionne.

"Opérateur radio, communiquez notre position aux estafettes de l'Axiom !

— Oui, Amirale !"

L'officier se met à tapoter frénétiquement sur son télégraphe quand une violente secousse ébranle le vaisseau.

"Impact à bâbord ! beugle l'officier de quart passerelle.

— Maintenance, quelles sont les avaries ?

— Dommages structurels sur la coque, cale, niveau quatre ! Anneau stabilisateur intact, Amirale !"

Temera soupire.

"Manœuvres d'évitement, lancez une nouvelle mine !

— À vos ordres, Amirale ! confirme l'artilleur.

— Bien, Amirale ! valide le pilote."

Sig serre les dents, pestant contre son impuissance. S'ils venaient à perdre l'Ouroboros, son nom serait définitivement terni par cet échec cuisant.

"Sire Sigismar, un mot, je vous prie."

Le Paladin se tourne vers l'Amirale-en-chef des Corps expéditionnaires, subitement tiré de ses rêveries maussades.

"Enfourchez votre griffon et regagnez la berge."

Sigismar cligne des yeux.

"Mais, Amirale...

— Vous ne m'êtes d'aucune utilité ici. J'ai besoin de vous pour être le porte-étendard de l'Aegis. Filez vers le point de rendez-vous. Votre présence est nécessaire pour motiver les troupes !"

Sig scrute le visage impassible de l'Amirale, et finit par hocher la tête.

Il émerge sur la plate-forme battue par la pluie et les vents. Un palefrenier au teint livide, vraisemblablement terrorisé par l'ombre noire qui fend les eaux derrière eux, lui tend les rênes de Wingspan. Le griffon s'ébroue, lui aussi décontenancé, tandis que les gouttelettes d'eau ruissellent sur ses plumes et sa fourrure.

Tout doux. J'ai besoin de toi, mon ami, pour un nouveau coup d'éclat.

Le griffon l'observe et pose une patte sur le sol pour lui permettre de le chevaucher. Sigismar se hisse sur la selle, saisissant la bride au passage. Puis il se retourne pour regarder l'ombre noire du Kraken soulever les eaux, illuminant les profondeurs d'une lueur violacée.

Le Léviathan se propulse à une vitesse prodigieuse grâce à ses nageoires caudales, tentacules jointes devant lui de façon à percer les eaux. Sur le pont, caisses et véhicules glissent sur le sol détrempé à chaque ruée de la nef.

"Mets-toi à l'abri !" hurle-t-il au garçon d'écurie.

Ce dernier ne se fait pas prier, refermant l'écoutille derrière lui.

À lui de jouer, maintenant. D'une pensée, il éperonne sa monture, et Wingspan se met à prendre de l'élan, battant des ailes frénétiquement pour lutter contre les flux tourbillonnants de la tempête. Il bondit hors de la plate-forme, déployant ses ailes pour gagner en portance, avant de s'élever à tire d'ailes au-dessus des eaux tourmentées.

Fonce, Wingspan.

Le griffon glapit, avant de retomber en piqué pour prendre de la vitesse. Sig se cramponne comme il peut, alors qu'ils se rapprochent en trombe de la crique. Planant au-dessus des dunes frémissantes, il aperçoit, dissimulés dans les hautes herbes, les forces conjointes de l'Ordis et des Bravos, les tirailleurs de l'Axiom et les cohortes de Mages Yzmir qui patientent. Usant de l'Altération, il conjure un étendard, et le brandit fièrement au-dessus des armées mobilisées.

En tournant le regard vers le large, il voit l'Ouroboros zigzaguer dans leur direction, suivi de près par le furieux Léviathan. Le monstre pénètre dans la calanque, soulevant une houle infernale. Depuis les falaises, des fusées éclairantes s'élèvent dans le ciel, illuminant la baie d'une lueur carmine et sanglante.

Le signal de l'assaut, de la contre-attaque.

Sigismar pointe son étendard en direction de l'abomination, criant sans ménagement sa rage et sa frustration. Car si l'enjeu qui se jouait ici était l'avenir même de l'Effort de Redécouverte, le pari qu'il faisait était celui de sa propre rédemption.