Chrysanthème

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  • 10 octobre 2024

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392 AC

Alors qu'elle exhale, un panache de vapeur jaillit de sa bouche et se met à dériver dans l'air, emporté par un vent cinglant. Il y a dans le ciel des couleurs de tempête. Des nuages sombres et grondants s'accumulent au-delà des crêtes enneigées, comme s'ils étaient courroucés de les voir investir la forteresse du Cebir.

La citadelle est dans un piteux état, après trois quarts de siècle d'abandon. Avant même le début officiel de l'Effort de Redécouverte, Bravos et Ordis avaient tenté, contre vents et marées, d'établir en ce lieu un glorieux avant-poste. Mais cette aventure s'était soldée par un malencontreux et cruel échec, qui avait presque convaincu les Asgarthi de l'impossibilité d'une sortie pérenne en dehors des frontières de la péninsule.

Basira contemple la cour de l'avant-poste, les poings serrés sur la rambarde à moitié pourrie. D'un coup de pied, elle fait tomber un morceau de bois, qui éclate en échardes vermoulues quand il heurte le sol, six mètres en contrebas. Elle n'est pas à l'aise, et tourne comme un lion en cage. C'est comme si elle s'attendait à ce qu'une fois de plus, l'effroi vienne les surprendre ; comme si son instinct lui criait que la quiétude du lieu allait de nouveau céder la place à l'horreur.

Kaizaimon glisse sur sa peau, tatouage inconstant et vivant. Lui non plus ne doit pas être enchanté de revoir ce lieu, qui a été pour lui synonyme de tourments et de torture.

Griffes et crocs... La dernière fois qu'elle était ici, sa Compagnie avait été attaquée par des créatures infernales, des monstres hybrides qui avaient tôt fait de massacrer tous ses camarades. Basira serre la mâchoire, aux aguets. Mais cela fait plus d'une semaine qu'ils ont réinvesti le Cebir, et rien ne semble venir à leur rencontre pour les en déloger. Le Kraken est tombé, et la Province de Caer Oorun semble désormais en passe de réintégrer le giron d'Asgartha une bonne fois pour toutes.

"Qu'est-ce que tu en penses, Kai ?"

Son Alter Ego serpente sur sa peau, et son visage apparaît sur son avant-bras. Le démon la regarde avec attention, la fixant de ses yeux blancs comme le lait.

Que mon tortionnaire ose venir. Cette fois, nous saurons l'accueillir...

Basira se fend d'un sourire tandis que les pensées de son Alter Ego dérivent dans son propre esprit, comme une nappe de brume sur un étang limpide.

"Oui, tu auras ta vengeance. Comme j'aurai la mienne."

Suite à cette déclaration, l'oni se met de nouveau à courir sur la peau de la Bravos, comme un voile de pigments, après l'avoir gratifiée au passage d'un rictus sauvage.

Basira contemple la baie glacée. Deux navires Asgarthi ont jeté l'ancre au milieu des icebergs, et une cohorte de barques et de chaloupes sont en train de décharger leurs cargaisons au gré d'incessants va-et-vient.

Dans la cour, des ingénieurs Axiom inspectent leur matériel, vérifiant que toutes leurs machines ont correctement enduré le froid. Des intendants Muna ont entreposé des barils et des caisses de vivres ; de quoi ravitailler durablement la citadelle et approvisionner les expéditions dont le Cebir sera le nouveau point de départ. Bien entendu, les régisseurs Ordis ne sont pas loin, à inventorier et cataloguer exhaustivement toutes ces ressources...

Les forces des Corps expéditionnaires sont enfin là, toutes réunies pour un voyage qui devrait durer des mois, voire des années.

Basira fait craquer son cou, et souffle sur les articulations de ses doigts. Jamais elle n'aurait imaginé tant souffrir du froid. Même la présence de Kaizaimon en elle ne réussit pas à ôter son mordant. De toute évidence, l'âge a eu raison de sa résilience autrefois à toute épreuve. Ça, et le fait de vivre trop longuement dans une région qui ne connaissait pas vraiment l'hiver...

Quelqu'un vient.

Alertée par son démon, Basira regarde par-dessus son épaule. C'est un vieil homme qui approche. Sa peau est livide — presque cadavérique— et tâchée çà et là de plaques violacées, comme si elle était gangrenée par une étrange maladie. Son œil gauche est aveugle, parcouru d'une longue balafre. Sur son épaule, un oiseau comme façonné d'ombre semble l'envelopper de ses plumes translucides. Elle les reconnaît. C'est l'un des Exalts Yzmir, un Mage de Bataille.

"Je suppose qu'en tant que vétérans, nous nous devons de nous entraider, soupire-t-il en s'adressant à elle.

— Je ne pense pas avoir demandé une quelconque assistance, Mage."

Le vieil Initié lui sourit d'un air entendu tandis que son lugubre volatile croasse.

"Pour ne rien vous cacher, ce serait plutôt moi qui aurait besoin de la vôtre."

Basira hausse un sourcil, quelque peu étonnée.

"Et de quelle aide aurait donc besoin un éminent Mage du Kadigir ?

— Je me nomme Afanas, reprend-il en éludant sa question. Et laissez-moi vous présenter Senka."

L'oiseau se met à la fixer de son œil valide, qui brille sous son masque de porcelaine.

"Nous ne sommes pas si différents, vous et moi. Et si ce que je sais de vous est vrai, nos trajectoires de vie sont même assez similaires."

Basira s'appuie sur la rambarde, qui grince sous son poids.

"Ha ! On vous a donc parlé de moi ? En bien, j'espère.

— Pas en mal, en tout cas, reprend le Mage en lissant sa barbe effilée de ses doigts. Mon père était un Bravos. Un harponneur de Léviathan. Ma famille m'a été ravie par le Kraken, là où la vôtre vous a été volée par Cingula."

Un instant, le sourire de Basira s'estompe.

"Alors vous avez accompli votre vengeance. Je vous en félicite.

— Non point, mais nous y reviendrons. Par ailleurs, j'ai résidé ici deux années durant, au sein du Cebir. Et si je ne me trompe pas, vous avez posé les pieds ici lors de la dernière tentative de repeuplement de l'avant-poste... La dernière survivante... Nous nous ressemblons, vous et moi."

Basira n'aime pas la tournure que prend la discussion.

"Venez-en au fait, Mage. À moins que ce ne soit une pathétique tentative de séduction ?"

Senka déploie ses ailes tandis qu'une brume rougeâtre émane des tatouages de la guerrière Bravos. Afanas, quant à lui, écarte les paumes en signe d'apaisement.

"Lors de votre visite, votre expédition a été attaquée par des créatures que vous avez identifiées dans votre rapport comme des Eidolons.

— Pour autant, personne ne m'a crue, ricane Basira. On a argué en long, en large et en travers que tout cela n'était qu'un délire dû au froid, à la fatigue et au stress..."

L'expression d'Afanas se fait intense, presque vorace.

"Je pense que vos sens ne vous ont pas trompée, susurre-t-il soudain, comme s'il craignait qu'on entende leurs messes basses.

— Comment ça ?

— Je pense que le Cebir a servi de camp de base à une force qui conspire contre Asgartha, depuis des dizaines, voire des centaines d'années."

Basira fronce les sourcils, soudain suspicieuse. Puis elle soupire longuement en observant les stalactites glacées qui s'alignent sous les gouttières cabossées.

"Le laboratoire n'a pas bougé.

— Oui, je suis allé le voir. Un atelier de magie.

— Hmm. Vous cherchez un traître parmi vous."

C'est au tour d'Afanas de soupirer.

"Un traître qui sévissait déjà avant même ma naissance."

Basira le scrute de haut en bas.

"Ça lui ferait quoi ? Plus de cent ans ? Vous tentez de m'enrôler dans une rixe de grabataires ?"

Afanas se contente de sourire face à la provocation.

"Mantichora et Khimaira.

— Plaît-il ?

— Ce sont les noms des deux créatures qui ont été matérialisées face à vous. Deux Eidolons qui sont normalement sous le joug des Interdits de ma Faction. Deux monstres que nul n'est supposé invoquer."

L'expression de Basira se renfrogne.

"Alors l'objet de mes représailles est un Mage Yzmir...

— Un Initié renégat de la pire espèce, acquiesce Afanas. Je suspecte qu'il contrôlait le Kraken, et l'utilisait pour dissimuler ses recherches impies ; expérimentations qu'il menait ici-même. Je subodore aussi que c'est lui qui a provoqué le Tsunami de l'an trois cent cinq."

Basira sent sa chair se réchauffer. Une brume écarlate suinte hors de sa peau.

Kai ?

Afanas contemple sans sourciller les effluves rougeâtres. Basira sent qu'il est en train de faire appel à l'Altération pour convoquer une idée simple, mais pernicieuse... Une fragrance se diffuse autour d'eux ; une odeur qui n'est pas à sa place dans ces immensités glacées. C'est le parfum d'un bouquet de chrysanthèmes... Soudain, Kaizaimon jaillit d'elle comme un lion enragé.

"Kai !"

L'oni arme son tetsubō et frappe de toutes ses forces, brisant les poutrelles de bois de la coursive comme de malingres brindilles. La barre de métal fond avec rage et fureur sur le Mage, qui invoque calmement un bouclier prismatique. L'impact fait exploser la rambarde, dans un déluge de fragments de bois.

Bondissant en arrière, Afanas tournoie en l'air tandis que son oiseau de nuit prend de la hauteur. Il retombe sur ses pieds et se met immédiatement en posture défensive.

Le démon saute à son tour, tetsubō brandi haut au-dessus de sa tête cornue. Tout son corps fume et chuinte. La masse métallique, couverte de bosses et de pointes, trace un arc incandescent dans les airs alors qu'il tombe vers le Cinémancien.

Ce dernier esquive, et la barre de métal frappe le sol dans un grondement assourdissant. Le coup propulse autour d'eux pavés brisés et monceaux de neige fraîche.

Profitant d'un voile de poudreuse pour masquer son approche, le Mage de Bataille fait un pas de côté. Du plat de la paume, il projette une vague de force vers l'Alter Ego en furie, le forçant à reculer.

Basira grogne et se laisse tomber tandis que la coursive s'effondre. Elle roule sur le sol enneigé, se redresse en tirant sa lame au clair. Elle aurait mille fois préféré avoir ses gantelets sur elle, mais un glaive suffira.

Kaizaimon est déjà en train de soulever sa massue à piquants. Basira n'a cessé de lui envoyer des émotions apaisantes, ou de lui beugler des ordres, mais rien n'y fait. C'est comme si toute raison l'avait quitté.

Autour d'eux, la commotion a déjà attiré un petit attroupement. Des soldats Ordis sont en train de saisir leurs lances et leurs boucliers. Basira grogne à nouveau. Elle ne doit pas laisser la situation s'envenimer davantage...

Des deux mains, le Mage bloque le tetsubō. Le démon en profite pour lâcher son arme, se ruer sur le Cinémancien, et le saisir par le cou. Sans ralentir sa course ou desserrer son étreinte, Kaizaimon pousse violemment Afanas contre un mur en pierre. Il le soulève, et ouvre grand sa gueule, à quelques centimètres seulement de son visage.

"Kai !"

Basira pose sa lame sur le cou de son Alter Ego. Serrant les dents, Afanas toise le démon.

"Je ne suis pas ton ennemi, oni. Mais je sais qui il est.

— Kai, lâche-le ! beugle Basira."

Je l'ai entre mes mains, Baz. En serrant les doigts, je peux briser sa nuque.

"Ce n'est pas lui, Kai. Et regarde autour de toi. Regarde derrière toi !"

Le démon détourne le regard de son prisonnier. Dans la cour dévastée, des soldats pointent leur lance dans sa direction, en arc de cercle serré. Au-dessus d'eux, Senka volette, nimbé d'éclairs violacés, prêt à lui envoyer une décharge d'énergie crépitante.

Kaizaimon hume l'air.

"Une odeur de chrysanthème..."

Afanas se permet un sourire.

"Tu as correctement répondu à la question que je me posais. Il semble que ton bourreau soit aussi responsable de la mort de ma famille. Nous avons une même cible, toi et moi ; le même gibier à traquer."

Lentement, Kaizaimon relâche la pression sur le cou du Mage, le pose délicatement sur le sol. La colère semble l'avoir en partie quitté.

"Mes excuses, Mage, se permet Basira en rengainant sa lame.

— C'est moi qui l'ai provoqué. Je voulais confirmer mes soupçons, semble s'excuser l'Initié.

— Par une odeur de chrysanthème ?"

Afanas acquiesce en se massant le cou, puis soupire en contemplant le ciel.

"Je le nomme le Sorcier au Manteau de Chrysanthème."

Basira ricane.

"Je sais qu'il est là, quelque part dans le Tumulte, à ourdir ses plans.

— Et quels sont-ils ? muse la Bravos."

Le Mage secoue la tête.

"Cela, je l'ignore. Mais si j'ai raison, rien de bon pour Asgartha."

Il se tourne vers elle.

"Alors, qu'en dites-vous ? Souhaitez-vous joindre vos forces aux miennes pour le traquer de concert ? Ou bien préférez-vous jouer les loups solitaires ?"

Pour toute réponse, Basira laisse un large sourire éclore sur son visage. Afanas hoche la tête d'un air entendu.

"Que le meilleur gagne... Je n'en attendais pas moins d'une fière Bravos telle que vous."

Autour d'eux, la vie reprend son cours au sein du Cebir. Leur altercation n'était qu'une brève diversion. Il y avait du pain sur la planche ; mille choses à terminer pour que la forteresse soit de nouveau habitable, et utilisable. Tous, qu'ils soient soldats ou maçons, clercs ou chroniqueurs, étaient là pour bâtir quelque chose, pour construire l'avenir. Mais ça n'était pas son cas.

Elle était là pour détruire.

"Tu as ta vengeance, Altérateur. Et moi la mienne. L'avenir nous dira qui sera le plus digne de l'assouvir le premier."

Afanas étend son bras, et son oiseau de nuit vient s'y percher.

"Alors soit. J'imagine que nos routes se recroiseront quoi qu'il arrive."

Le Mage prend congé, les saluant d'un discret signe de tête.

Je crois que nous avons de la compétition, Baz.

"Tant mieux", se contente de répondre la Bravos.

Car en effet, il n'y avait rien de mieux qu'un peu de challenge pour pimenter agréablement les choses...

Abelen Sundström

Abelen, fille de la messagère Bravos Gusta Sundström, est célébrée comme l'exploratrice la plus intrépide qu'Asgartha ait connu. Accompagnée de son maître d'équipage Lyra, Maya Vastag, elle fit fortune en découvrant une île au large de la péninsule et trouvant un nouveau passage entre l'île de Suspira et la capitale. Ce chenal, qui passe par l'Inframer et rallie l'île d'Abelena, serpente entre les récifs, et diminue la durée du voyage de moitié. Elle mit à profit ses richesses et sa notoriété pour monter des expéditions, notamment à l'est, où elle cartographia de nouveaux rivages, qu'elle baptisa "Keleti". Mais avant cet exploit inimaginable à l'époque, elle fut la première, en 271 AC, à braver la terreur qu'inspirait le Kraken, en remontant pendant plusieurs semaines les côtes australes de Caer Oorun sans pour autant rencontrer le calmar géant. Plus de cent ans avant le lancement de l'Effort de Redécouverte, c'est son navire, le Stormward, qui montra la voie aux futurs explorateurs. C'est en prenant appui sur ses cartes que les Bravos décidèrent de réitérer son tour de force en 327 AC. Avec le soutien d'architectes Ordis, ils érigèrent le Cebir dans une zone glacée, où la banquise et les icebergs pouvaient constituer des remparts naturels aux attaques du monstre marin. Mais ces défenses ne suffirent pas à pérenniser leur position. Après une série d'attaques sur les nefs faisant la jonction entre la forteresse et la péninsule, les Bravos n'eurent d'autre choix que de l'abandonner, ne pouvant risquer davantage de disette ou de pénurie pour les contingents qui y étaient stationnés.