Lever l’Encre

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  • 17 juillet 2024

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392 AC

Itoro fouetta l'air avec son immense pinceau, projetant des gouttelettes d'encre autour d'elle avant de frapper le sol avec force. Le liquide noir traça des formes sur la pierre, s'insinua dans les rigoles, macula les pavés, et de ces traits d'obsidienne jaillirent d'innombrables moineaux de suie. Ils battirent des ailes — amas pulsant de pigments sombres — avant de s'envoler au loin, chacun d'entre eux colportant un message, une convocation.
La calligraphe contempla le vol langoureux des oiseaux, jusqu'à ce qu'ils deviennent de minuscules points obscurs perdus dans l'immensité du ciel. Elle secoua une ultime fois son pinceau pour chasser les derniers résidus qui entachaient sa brosse, avant de le ranger dans son fourreau.
"Penses-tu qu'ils répondront à l'appel ?"
Itoro se tourna vers Esmeralda, qui avait pris place à ses côtés sur l'étroite corniche. L'Eidolon regardait vers l'horizon, ses yeux voilés par l'incertitude. L'Encrière soupira longuement.
"Ils iront là où le Vent les portera. Mais je pense que oui. Pour la plupart d'entre eux.
— J'espère, confessa la Bergère de son Clan."
Ils avaient été les premiers parmi les neuf Clans Lyra à élire un Eidolon à la tête de leur Sarabande, et les neuf Matriarches de la Faction n'avaient que peu apprécié cette entorse aux traditions. Seul un mortel pouvait se targuer de devenir le réceptacle de leur voix, avaient-elles professé. Confrontés à leur courroux, les anciens de la tribu étaient restés de marbre quand il leur fut proposé de revenir sur leur décision, persuadés qu'Esmeralda était celle qui devait guider la caravane, pour le bien du Clan. Face à cette obstination, les Neuf Sœurs n'eurent d'autre choix que de les contraindre à l'exil, et c'était désormais un déshonneur qu'il leur fallait endurer à jamais.
De là où elles se tenaient, elles auraient pu embrasser du regard toute la splendeur d'Arkaster, admirer ses districts lacustres ou l'effervescence de son port marchand. Mais la cité, lovée au sein de la lagune, était enveloppée des premières volutes de la Saison des Brumes. Comme une couverture, le brouillard dissimulait une grande partie de la capitale. Seul le palais de l'Astérion, niché sur une excroissance de l'île de Kuna, transperçait timidement la voûte nuageuse.
De l’autre côté du fjord, les rangées d'éoliennes de la Fonderie vrombissaient paresseusement, leurs hélices tournoyant au-dessus des nuages. Itoro les regarda pivoter quelques instants avant de porter ses yeux vers le lointain, vers les étendues sablonneuses et scintillantes de la Muir Concordia qui transparaissaient çà et là au gré de percées lumineuses.
"Notre Sahanka est devenue méconnaissable", remarqua négligemment l'Encrière.
Esmeralda se tourna elle aussi vers l'Ouroboros, la gargantuesque forteresse volante qui semblait posée sur la mer de brumes comme un Titan d'un autre âge. Les faiseurs de l'Axiom avaient œuvré sur sa coque pour la protéger du Tumulte, afin d'en faire un avant-poste mobile pour les forces d'exploration. La Sahanka, qui avait été leur foyer durant des siècles, avait pris sous leur houlette des airs de navire-amiral.
L'Amiral Temera Singh avait élu domicile au sein de l'Ouroboros, tout comme son état-major. Le Clan avait été contraint de construire de nombreux autres baraquements pour les accueillir. Pour autant, on ne leur avait nullement demandé — et heureusement — de toucher au casino, aux troquets et aux salles de spectacle de la ville volante Kasirga. Sûrement pour préserver le moral des troupes une fois loin d'Asgartha.
Leur Sahanka était actuellement quasiment déserte. Tous les Lyra s'étaient dispersés au gré du Vent le temps que les travaux se terminent. Mais elle ne leur en voulait nullement. C'était dans la nature du Clan Kasirga de se laisser voguer, comme des graines se disséminent au gré des bourrasques.
Certains s'étaient établis au sein du quartier du Ruzzante, tuant le temps dans les tavernes, ou jouant dans les théâtres de la capitale. D'autres avaient décidé de tenter leur chance plus loin, dans d'autres cités de la péninsule où s'étaient isolés dans des chalets bucoliques. Quelque part, elle les comprenait. Bientôt, ils laisseraient Asgartha derrière eux. Il leur fallait capturer une dernière fois le souvenir de leur foyer...
L'anneau de l'Ouroboros tournoyait sur lui-même, avec une légère inclinaison verticale. Un serpent qui cherchait à se mordre la queue, à l'instar de ses propres pensées... "Me le reproches-tu ?, s'enquit l'Eidolon avec un soupçon de culpabilité.
— Pourquoi le ferais-je ? Les anciens ont parlé. Ils t'ont nommée à la tête de notre Sarabande, même si je ne comprends pas ce choix. Tu es notre Bergère. Tu guides, et nous suivons. Il n'y a pas plus à en dire."
Esmeralda demeura silencieuse.
"J'aimerais partager ta nonchalance..."
Itoro haussa les épaules, regardant ses mains tachées d'encre.
"Mais pour autant, c'est moi qui ai pris la décision de rejoindre les Corps expéditionnaires, reprit l'Eidolon. C'est moi qui ai offert l'Ouroboros à l'effort commun. Pas les anciens.
— Et il ne m'appartient pas de te juger. C'est le Vent qui nous mène là où il souhaite que nous allions. Il a décidé de nous mener dans l'inconnu par ton entremise, alors qu'il en soit ainsi."
Esmeralda se permit un discret sourire.
"Si tous pouvaient être de ton avis.
— C'est toi la Bergère désormais. C'est aussi à toi d'endurer les jérémiades et les querelles."
L'Eidolon se mit à marcher en direction de sa monture, ses boucles d'oreille tintant au gré des brises, et Itoro lui emboîta le pas. Elles longèrent l'enceinte extérieure du Quadrant Tamrat jusqu'à l'arbre où Esmeralda avait attaché sa gigantesque chèvre. La calligraphe caressa le pelage dru de Djali, posant son front contre le cou de la bête, qui bêla en signe d'agrément.
"Nous retournons à Havre ?"
Esmeralda se tourna vers elle, sa dense chevelure brune balayée par les vents. Elle repensa à la chaleur des âtres du Bastion Bravos, aux cavités calcaires dans lesquelles une partie du Clan avait trouvé refuge.
"Tu as une autre suggestion ?"
De l'autre côté du Nishaanfjord, la cime de l'Acus était recouverte de neige. À sa base, l'altiport accueillait quatre aérostats qui semblaient prêts à prendre leur envol au cours de la journée.
"Il y a un lac sur les hauteurs de Kemeri. J'aimerais le peindre.
— L'Ayna."
Itoro acquiesça.
"J'aimerais emporter des images de ce que nous laissons derrière nous.
— Alors allons-y."
Esmeralda monta habilement sur sa selle, et tendit une main calleuse vers l'Encrière. Itoro la saisit et se laissa hisser derrière elle sans hésitation aucune. Malgré leur poids, Djali se mit à avancer lentement sur les hauteurs herbeuses et frappées par le vent. La bise du nord s'était levée, pour leur plus grand plaisir.
Itoro essuya ses paumes maculées d'encre.
"Et que penses-tu de nos Exalts ? Fen, Auraq et... comment s'appelle-t-elle, déjà ?
— Nevenka.
— Oui, Nevenka.
— Eh bien... Fen se laisse porter par le Vent, mais ça, tu le sais déjà. Auraq est une marginale en quête d'audience et de célébrité. Nevenka est, d'après ce qu'on m'a raconté, une trublionne capable du meilleur comme du pire. J'ai ouï dire qu'elle avait été bannie de son Clan."
Itoro haussa les sourcils.
"En toute franchise, à ce que je vois. Lequel, par simple curiosité ?"
Esme se permit un sourire.
"C'est que j'ai des responsabilités, désormais."
L'Encrière pouffa de rire.
"La rumeur voudrait qu'elle ait été chassée de Brume par son Berger, précisa l'Eidolon.
— Aaaah, le Clan Ossonoya. Adepte des secrets, comme à son habitude."
Esmeralda demeura silencieuse quelques instants, regardant les nuages se briser sur la crête rocheuse de l'Acus. Elle aussi avait des secrets plein sa besace. Et qui étaient-ils pour juger la jeune transfuge ? Eux aussi avaient tout comme elle été bannis.
"Pour autant, j'ai confiance en eux. Notre nature est liée à l'errance. Et aux errements qui vont avec, bien sûr. Mais le Vent nous a toujours poussés dans la bonne direction. Cela ne va pas changer de sitôt.
— J'imagine.
— Le Vent va pousser les autres Clans Lyra à notre suite, j'en ai la certitude. D'autres Exalts, même s'ils sont rares, se joindront à nous, même si nous ne sommes pas actuellement en odeur de sainteté."
Itoro se contenta de hausser les épaules.
"Peut-être."
Leur bannissement avait sonné comme un coup de tonnerre. Encore aujourd'hui, Esme ne savait pas si elle avait réagi de la bonne manière en acceptant sans broncher cette condamnation. Cela voulait dire contraindre tout son Clan à l'exil. Mais en même temps, cette mise au ban forcée leur ouvrait tellement de perspectives... Elle avait parlé aux siens en leur révélant un fol espoir : celui de retrouver la Tribu perdue des Nomades du Tumulte. Avec un peu de chance, elle les accepterait dans leur cohorte, avec cette fois le monde comme terrain de jeu, en lieu et place d'une péninsule refermée sur elle-même.
L'Eidolon se refusait à révéler à Itoro — et à quiconque, d'ailleurs — ce qu'elle suspectait au fond d'elle. Amahle Kalu, paria parmi les Eidolons, avait peu à peu regagné une partie de son influence. Il était clair qu'il avait réussi à convaincre les vénérables du Clan de voter son intronisation en tant que Bergère. Mais à quelle fin ? C'était comme si... comme s'ils souhaitaient se détacher volontairement de l'influence des Matriarches.
"Cramponne-toi.”
L’Encrière s’agrippa à elle tandis que la chèvre se mit à dévaler la pente.
Rapidement, elles traversèrent le vertigineux pont qui traversait le Nishaanfjord. A une vitesse folle, Djali escalada les hauteurs escarpées de Kemeri, se parant pour l’occasion de l’apparence d’un bouquetin. Elles filèrent comme le vent, jusqu’à laisser derrière elles les méandres encaissés du Canal de l’Entaille. La chèvre sautilla de rocher en rocher, ses sabots arrachant des mottes de terre à chaque fois qu’elle bondissait de nouveau.
Mais l’étreinte d’Itoro se relâcha peu à peu quand elle finit par ralentir l’allure.
Devant eux, une étendue d'eau se dévoila entre les rochers duveteux : l'Ayna, le lac d'altitude qui surplombait la capitale... Djali bêla en martelant le sol de ses sabots. Leur monture avait semble-t-il décidé qu'elle les avait portées suffisamment loin à son goût. Tandis que la chèvre se mettait à paître nonchalamment, l'Eidolon et l'Encrière se laissèrent glisser au sol.
Le lac ressemblait à un miroir qui réfléchissait le ciel. Tout comme les pensées...
Esme savait que ses eaux irriguaient les fantasques jardins du Kadigir, ainsi que les infatigables moulins à eau de l'Axiom. Au loin, elle pouvait aussi voir les hauteurs de l'île de Yeni, où se déployait Havre, le Bastion Bravos.
Itoro s'installa sur le sol herbeux et déroula son rouleau de papier. Elle sortit son pinceau et, grâce à l'Altération, conjura de l'encre noire comme le charbon. Avec des gestes précis, elle se mit à peindre son estampe, et Esmeralda la regarda faire sans la déranger.
L'Eidolon se mit à penser à Cayrat. L'ancien Berger de la caravane avait été un homme respecté de tous. Durant une vie, ils s'étaient aimés. Elle l'avait vu grandir et devenir un homme idéaliste, tout en gardant pourtant la tête sur les épaules. Il lui avait fait la cour, même si leur nature était différente. Lui, un mortel, et elle, un simple Eidolon dans sa réalité. Dès qu'il le pouvait, il l'appelait à lui, pour lui parler de ses rêves, de ses aspirations. Il s'était mis en tête de retrouver Mnémosyne, la mère des Muses. Elle seule pouvait espérer détenir le souvenir du monde, faire la lumière sur tout ce qui avait été oublié par l'humanité... Esme adorait l'écouter ainsi parler. Et avec le temps, ils avaient entamé une idylle, comme cela avait été le cas à l'aube du monde...
Mais le temps avait continué de faire son œuvre. L'âge avait fini par marquer son visage, par des rides autour des yeux tout d'abord, puis des lignes plus creusées sur son front... Ses cheveux et sa barbe s'étaient peu à peu striés de blanc. Elle était là, quand il avait rendu son dernier souffle, pour lui tenir la main tandis qu'elle sentait ses forces le quitter... Elle était là, sur l'autre versant, lorsque son âme avait rejoint les rivages obscurs, pour l'accueillir enfin dans le royaume des souvenirs et des songes. Mais désormais, le temps lui était compté.
Son image allait se flétrir, et le néant allait finir par l'emporter. La mémoire de l'humanité était ce qui permettait aux êtres de perdurer dans le monde de l'imaginaire... L'oubli, au contraire, était ce qui les faisait se faner et disparaître. Pour que Cayrat puisse résister à la marche du temps, son souvenir devait persister dans le monde. Mais il n'était qu'un simple Berger Lyra, qui ne s'était distingué que par la tranquillité de son office. Et la paix, malheureusement, n'était pas une idée qui marquait profondément les esprits...
À sa grande surprise, les anciens l'avaient convoquée pour lui annoncer qu'elle avait été choisie pour prendre sa suite. Ils lui avaient dévoilé qu'elle était la plus apte à assurer la continuité du précédent Berger.
La continuité…
Savaient-ils que pour elle, cela voulait dire retrouver Mnémosyne, la déesse de la mémoire ? Retrouver la souvenance d'un monde que l' ge du Tumulte avait vu s'étioler ? C'est ce qu'il avait toujours voulu. C'était un objectif qu'elle pouvait accomplir. Qu'elle se devait de concrétiser. Pour lui. Pour eux deux.
Étrangement, elle avait aussi entendu Fen en parler, récemment. Mais ce n’était pas étonnant pour autant. Elle avait toujours prêté attention à la moindre de ses histoires…
Grâce à la déesse, Cayrat pourrait peut-être se défaire de l'emprise du néant, ne pas être oublié par ses pairs, et ainsi demeurer auprès d'elle. Pour l'éternité. Un bruissement d'ailes la tira soudain hors de sa rêverie.
Depuis le lointain horizon, de nombreux oiseaux d'encre voletèrent dans leur direction. Une nuée de plumes obscures roucoula en tourbillonnant autour d'elles. D'un geste gracieux, Itoro déplia un grand rouleau de parchemin, qu'elle étala sur le sol devant elle. Les volatiles fusèrent dans la direction de la bande de papier pour consteller sa surface de gerbes de pigments noirs.
Sur le vélin, là où ils avaient éclaboussé le rouleau de leur encre, des lettres se formèrent, façonnant des mots, puis des phrases. Par le biais de ces messagers ailés, le Clan Kasirga avait répondu à l'appel, annonçant qu'il serait bientôt là pour migrer vers le Couchant.

Une Faction aux neuf visages

Les Lyra sont avant tout un rassemblement hétéroclite de Clans divers. Neuf Clans, avec chacun ses coutumes, ses particularités, ses croyances... mais unis par une tradition et une organisation communes. Chaque Sarabande Lyra est dirigée par un Berger ou une Bergère, chargé de représenter au jour le jour l'autorité de la Matriarche du Clan. Ce sont eux qui œuvrent au quotidien pour canaliser le tempérament dissolu de tous les artistes qui composent une caravane. Et autant dire qu'il y a fort à faire pour maintenir la cohésion, au vu de leur tendance naturelle à l'anarchie la plus cinglante. Si on devait comparer un Berger à un rôle en particulier, ce serait celui de chef d'orchestre — censé créer une mélodie au sein de toute cette cacophonie —, ou de Monsieur Loyal — administrant le fonctionnement de la communauté dans son ensemble. La logistique, la gestion humaine, le fait de montrer le chemin et de tenir les délais... toutes ces tâches entrent dans son escarcelle. Si Bergères et Bergers sont officiellement le visage d'un Clan, les Matriarches, derrière leurs masques, sont celles qui tirent les ficelles depuis les coulisses.