La Couronne de Cornaline

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  • 6 novembre 2024

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392 AC

Exhalant bruyamment, Subhash abat sa chopine sur la table, faisant grincer le bois et tinter les couverts. Il s'essuie la bouche du plat de la main, avant de héler la serveuse pour qu'elle lui serve une autre pinte.

"Ça, c'est ce que j'appelle du nectar !

— Tu traînes trop en dehors d'Asgartha, Bash. La prochaine fois, je t'emmènerai là où on boit une vraie bonne mousse. D'ailleurs, tu feras attention, t'en as sur la moustache."

Il frotte ses lèvres crûment, essore son menton.

"Ouais, faut que je prenne rendez-vous chez le barbier avant de repartir", confesse-t-il en maugréant.

Nzinga hausse un sourcil.

"Ah ? Je pensais que t'allais la faire repousser après l'incident de la dernière fois.

— Peut-être. En vrai, je me suis aperçu que ça me grattait sous mon casque.

— En plus, tu commences à avoir des poils blancs, ricane Nzinga

— Ha ! Sois pas désobligeante. T'es pas loin derrière, j'te rappelle.

— D'ailleurs, en parlant de cheveux blancs, t'as des nouvelles de Ven ?"

Bash hausse les épaules.

"Je l'ai croisé lors d'une perm à l'Ouroboros. On a fini sous la table.

— Ça m'étonne tellement pas de vous, dit Nzinga en secouant la tête. Et il est où, au juste ? Il est pas censé nous rejoindre ?

— Môssieur a des responsabilités. Il doit être en train de superviser la sécurité de l'Astérion. Et qui plus est, il a pris un gamin sous son aile. Il faut qu'il fasse bonne figure.

— Quoi, genre une recrue ? s'étonne la batelière.

— Ouep, j'dirais même un fils de substitution.

— Eh ben, qui l'aurait cru ? Papa à son âge... plaisante-t-elle à moitié."

Nzinga a beau se moquer, il sait qu'elle est sincèrement heureuse pour lui.

"Pfff. J'sais pas si c'est un cadeau, il va en faire de la mauvaise graine.

— J'suis pas si sûre. Je pense qu'il s'en sortira très bien, le contredit-elle."

Bash observe la tendresse dans le regard de sa camarade, s'en émeut presque à son tour.

"T'as raison."

Soudain, au-dessus de leurs têtes, des feux d'artifice traversent la place en grésillant : gerbes d'étincelles bleues, jaunes, roses... Une étrange créature, mélange de lapin et de chat, déguisé en bouffon fantasque, se met à virevolter à quelques mètres des passants. Ha ! L'Alter Ego d'Auraq. Il va y avoir de l'animation. Dans un déluge d'effets pyrotechniques, l'Altératrice apparaît sur l'estrade d'un crieur, vêtue de ses plus beaux et délirants atours.

Très bien, que le spectacle commence !

Dans les airs, les silhouettes translucides se déploient, immenses et terrifiantes. D'un côté le Kraken, et de l'autre Kaibara ; le télescopage de deux monstres de la nature.

"Menant la charge, Kojo chevauche le Léviathan, tandis que ce dernier percute le Kraken de plein fouet. Le choc est terrible, assez pour fendre la mer et étêter la cime des montagnes."

Auraq jubile en haranguant la foule, qui se presse pour l'écouter. La placette sur laquelle elle s'est installée est noire de monde. Elle se hisse sur une caisse, contemple son auditoire tandis que son Alter Ego flotte indolemment à côté d'elle.

Tous les yeux — exorbités, écarquillés — sont tournés vers les spectres animés que Kibble matérialise au-dessus de l'assemblée. Par ce biais, son public peut revivre la bataille — agrémentée, il faut l'avouer, de deux ou trois modifications de circonstances pour la rendre encore plus épique. Les spectateurs sauront sûrement lui pardonner ces entorses à la vérité, sous couvert de licence artistique et de causalité narrative.

"Alors que tout semblait perdu, ce puissant allié est l'étincelle qui ravive le moral des troupes. Faisant face aux soldats détrempés en train de battre retraite, Sigismar lève haut l'étendard de l'Aegis. 'Volte-face, champions d'Asgartha, et reprenez courage ! crie-t-il à qui veut bien l'entendre. Le vent tourne en notre faveur. Alors que sonnent les cors et roulent les tambours, dans un fracas de fin du monde ! Sus au fléau ! Aux armes, et en avant, fiers soldats d'Asgartha !' Son griffon prend son envol et fond sur le Kraken."

La foule exulte en voyant l'image-fantôme du Paladin se jeter vers le colosse marin.

"À sa suite, galvanisés, les soldats déferlent. Eaux furieuses d'un côté et marée humaine de l'autre, ce sont deux houles qui vont pour se percuter !"

Auraq interrompt quelques instants son récit, savourant durant cette courte pause l'impatience du public en train de retenir son souffle.

"Coups de boutoir de puissantes nageoires contre coups de cravache de cinglants tentacules... Qui triomphera donc ? Lequel de ces deux titans du fond des âges prendra l'ascendant sur l'autre ?"

Suspense. Les laisser un peu plus dans l'expectative. Auraq baisse légèrement la voix, comme pour faire une confidence.

"Parfois, la victoire ne vient pas des plus féroces belligérants, mais de la plus insignifiante des sources."

Laisser lambiner un instant de plus.

"Parfois, c'est la plus discrète des menaces qui passe entre les mailles du filet."

Le ton d'Auraq se fait conspirateur.

"Car Kojo et Booda ont sauté de Kaibara lorsque ce dernier a heurté le Kraken comme un bélier fracasse la porte d'une forteresse. Et sur le sable rougi par le sang, blanchi par l'écume, Altérateur et Alter Ego se préparent à porter le coup fatal, à faire sonner l'hallali."

Devant les yeux du public, la projection de Kojo façonne dans l'air une sphère incandescente, qui tourbillonne entre les paumes de ses mains.

"Prenant appui sur le sable, il se propulse — non, se catapulte — dans les airs, faisant fi des lois de la physique, défiant même la gravité. Il se retrouve au-dessus du Léviathan, déjà bien embouti par les attaques de Kaibara. Alors que la nuit tombe, Kojo brille comme un second soleil. En cet instant, Râ, Bela Pennu et Helios ont fait de lui le vecteur de leur courroux !"

Au-dessus des toits, la sphère ardente s'abat vers le public, qui s'exclame, s'extasie, se couvre le visage par réflexe pour se protéger... Mais ce n'est là qu'une simple projection, un simple pantomime...

"Et alors qu'il se précipite sur le monstre comme une lance divine, il hurle à destination de son adversaire sa sentence, le jugement qui va sonner son glas..."

"Retourne donc dans les abysses !"

Tous les visages se tournent, médusés, vers la voix qui vient de tonner sur la place. En cet instant, Kibble matérialise une explosion de lumière, impériale, éblouissante, qui bondit vers le ciel en un panache faussement dévastateur. Au-dessus de l'audience, la silhouette massive du Kraken est en train de se désagréger comme un vulgaire tas de cendres...

Auraq sourit de toutes ses dents. C'est un timing impeccable, un hasard qui ne pouvait pas mieux tomber. Après avoir cligné des yeux, les spectateurs voient la silhouette de Kojo émerger de l'aveuglante éruption de clarté.

"Le voilà donc ! En chair et en os ! Je vous le donne en mille : le Pourfendeur du Kraken, le Héros d'Asgartha... le triomphant Kojo, accompagné de son guépard de feu, le fulminant Booda !"

La clameur de la foule roule dans les rues comme la houle.

"Il fallait que tu te la pètes, hein ?"

Alors qu'ils cheminent vers l'Astérion, Kojo se tourne vers Gulrang avec un sourire qui se veut malicieux, mais qui ne parvient pas à masquer entièrement son trac.

"Jalouse, chère Capitaine ?" la taquine son petit frère, essayant de faire bonne figure.

Elle lorgne sur la médaille qui a été épinglée sur son uniforme et ricane.

"Dans tes rêves, morveux. Salue la foule et profite de ton jour de gloire."

Kojo s'exécute, pas vraiment pour obéir aux recommandations de sa sœur, mais plus pour se donner un peu de contenance et ne pas paraître stressé. Cela fait quelques heures qu'il se tient droit comme un "i", les mains crispées sur ses rênes.

"C'était vraiment courageux, ce que tu as fait. Courageux mais complètement irréfléchi, hasardeux et malavisé. Tu as de la chance d'être encore en vie, frérot."

Kojo soupire et fait la moue.

"J'ai vu un créneau, j'ai foncé.

— C'est ce que je dis. Tête baissée et sans la moindre once de jugeote, soupire-t-elle."

Kojo se contente de hausser les épaules.

"Haha, je ne suis pas un Bravos pour rien.

— Pfff. C'est pas une excuse, le sermonne-t-elle. Je te rappelle que ce n'est pas toi qui devras annoncer la mauvaise nouvelle à papa et maman s'il t'arrivait malheur.

— C'est la même chose avec toi, Gul. Si t'avais été sur la plage, avec les autres...

— Je sais. C'est pour ça qu'on doit être prudents, toi et moi. C'est déjà assez dur pour eux qu'on se soit enrôlés tous les deux.

Kojo sent ses épaules s'affaisser.

"Ouais, t'as raison."

Gul lui frappe l'épaule de son poing.

"Aïe, pourquoi t'as fait ça ? s'indigne-t-il en se massant le bras.

— Pour ta bêtise, tête de linotte. La prochaine fois, réfléchis deux secondes avant d'agir."

Gulrang fait claquer sa bride et fait trotter sa monture jusqu'au contingent de l'Aegis. Kojo savait qu'elle avait raison, au fond. Mais sur le moment, c'était comme si tout dans son instinct lui avait dit de tenter sa chance. Il se retourne et scrute la procession. Derrière lui, la cohorte remonte la Via Hisarya sous les vivats de la foule.

Cette fois-ci, ils avaient pu revenir en Asgartha pour fêter la victoire sur le Kraken. Mais après plusieurs mois de voyage, les retours en arrière ne seraient plus tolérés. Ils se devaient tous de profiter de ces célébrations, tant que ces dernières étaient encore possibles.

Du coin de l'œil, il voit Afanas l'observer. C'était grâce à lui qu'il se tenait là, aujourd'hui. À la place d'honneur. Kojo hoche la tête à son attention, espérant que ce signe est un remerciement suffisant pour le Mage. Il le voit acquiescer en retour, puis laisse dériver son regard vers les hauteurs de l'Astérion.

Afanas n'a pas la tête à toutes ces festivités, ne se sent nullement à sa place au sein de cette délégation soi-disant honorifique. Tout ce à quoi il aspire, c'est que cette journée prenne fin, pour pouvoir présenter ses hommages aux familles des victimes, pour pouvoir se recueillir sur la tombe de Matera, même si cette dernière était désespérément vide.

Lorsqu'il fermait les yeux, il pouvait encore voir son visage, avant qu'il ne s'étiole et ne parte en cendres. Son trépas était terriblement injuste. Elle était encore jeune, et avait la vie devant elle. Lui était vieux et déclinant, et voyait de plus en plus se profiler devant lui la fin du voyage... Et pourtant, il était encore là, et elle n'était plus. Et c'était en grande partie de sa faute...

S'il ne s'était pas laissé distraire, il aurait peut-être pu faire quelque chose. Il aurait pu la protéger. Mais l'attrait de la vengeance avait pendant quelques secondes eu plus d'importance que la survie de son ancienne Disciple. Alors que sonnent les trompettes, Afanas serre les dents. Le pire dans tout cela, c'est qu'il ne savait pas s'il ne referait pas la même erreur à l'avenir.

Senka.

Tout à coup, il se retrouve loin au-dessus de la baie et des toits de la capitale, bercé par les vents, frôlant les nuages de son plumage. Devant eux, la Muir Concordia scintille de mille feux là où les rayons du soleil transpercent la voûte nuageuse. Les bandes de sable serpentent entre les trouées d'eau, où des échassiers et des dragueurs de la Guilde des Écaillers creusent le limon à la recherche de coques, de couteaux ou d'amandes de mer.

Un fin crachin se met à fouetter sa tête et son masque, traversant son enveloppe diaphane en faisant naître derrière lui des brumes irisées.

Senka se met à décrire un grand arc de cercle avant de plonger en direction de l'Astérion, planant au-dessus du palais du Basileus. L'oiseau de nuit file entre les tours, ailes tendues pour capter les brises, ajuste sa trajectoire et sa portance pour profiter des courants de la lagune.

Afanas voit en contrebas quelques silhouettes sur une grande terrasse surplombant les jardins du palais, vêtues de somptueux habits cérémoniels. À la veille de l'abdication d'Avkan, le ballet des tractations politiques semble de nouveau battre son plein, avec son lot de marieuses et de partis à valoriser...

"Reste à déterminer qui s'occupera de l'intérim, murmure Temesgen."

Waru tire sur sa moustache, avant de hausser les épaules d'un air dédaigneux.

"Je laisse ce loisir à la jeune génération. J'ai fait mon temps, tout comme Avkan a fait le sien. Laissons les vieillards se reposer un peu, voulez-vous ?"

Temesgen lève les yeux au ciel.

"Vous avez une perception bien étrange du repos, mon cher Waru. Se confronter au Tumulte n'est pas l'idée que je me fais d'une retraite bien méritée.

— Croyez-moi, prendre congé de la scène politique sera quoi qu'il arrive un paisible répit.

— Pourtant, avec Avkan sur le banc de touche, c'est maintenant qu'il faudrait contre-attaquer.

— Nous avons perdu cette bataille. L'Effort de Redécouverte est lancé. Nous ne gagnerions rien à défaire ce qui a déjà été fait. Ce serait même... contre-productif pour tout le monde."

Temesgen le toise avec un semblant de suspicion.

"Vous devenez Exalt, et soutenez désormais la grande entreprise de votre rival... Auriez-vous retourné votre veste, cher ami ?"

Waru se tourne vers son interlocuteur, l'air grave.

"Ma loyauté a toujours été envers le peuple d'Asgartha. C'est lui que j'ai juré de servir, pas mon ambition ou mon bénéfice personnel."

Il pose une main sur l'épaule de son homologue.

"Déconstruire tout ce qui a été fait durant près de trente ans ? En quoi cela servira-t-il les intérêts du peuple ?"

Temesgen reste coi quelques secondes, pondérant sérieusement la question.

"Alors d'après vous, le successeur d'Avkan devrait être un parti neutre ?

— Oui, quelqu'un qui ne voit pas l'Effort de Redécouverte avec réticence, mais qui n'est pas non plus entièrement converti à sa cause.

— Quelqu'un de réaliste.

— Précisément, confirme Waru.

— Visala ? Hamza, peut-être ? Hoyt ?"

Waru secoue la tête.

"Trop de passif. Un nouveau visage.

— Hmm, soupire Temesgen. Ce n'est pas une mince affaire. Un gestionnaire ?

— Non, quelqu'un qui parviendra à inspirer les gens, à préserver l'harmonie."

Temesgen réprime un ricanement.

"Un Muna, alors ?

— Pourquoi pas."

Waru perçoit la stupeur de son interlocuteur.

"C'était censé être une boutade.

— Je le sais, répond le vieux politicien. Mais ce n'est pas une mauvaise idée en soi. Il faudrait un médiateur, quelqu'un capable de promouvoir la stabilité en Asgartha. Et qui de mieux qu'un Muna pour s'ancrer dans cette tendance ?"

Temesgen se tourne vers l'horizon, clairement décontenancé.

"Les candidats seront rares.

— Je te connais par cœur, Tem. Tu as sûrement déjà des noms en tête.

— Cela se pourrait, en effet."

À cet instant, les cloches de l'Astérion se mettent à sonner. Effrayés par le soudain charivari, des nuées et pigeons et de martengales pétaradent et s'élèvent vers le ciel. Waru tapote le dos de son ami, l'enjoignant à descendre les marches vers l'amphithéâtre basiléal. On le bouscule soudain, et il agrippe la rambarde de l'escalier.

"Désolée !" s'écrit Rin en dévalant les marches.

Elle sautille et saisit la balustrade qui surplombe les gradins, scrute la large arène avec des yeux pétillants d'excitation.

Regarde, Kiddo ! T'as vu ce monde ?

Elle balaie l'assemblée du regard : la foule compacte et bigarrée, le dais central à l'architecture anguleuse, mais non dénuée d'élégance... Elle capture tout avec ses sens : le lancinant brouhaha des conversations, les couleurs chatoyantes, l'odeur des épis de maïs qu'on fait griller quelque part... Mais son Alter Ego ne semble manifestement pas intéressée par ce spectacle urbain. Elle a préféré rester dans un jardin, en bordure de l'Astérion, plutôt que d'assister aux festivités.

Ce que tu peux être rabat-joie, parfois !

Elle se met à courir sur le pourtour du cirque, se faufile entre les spectateurs agglutinés pour tenter de trouver la meilleure place. Malheureusement, tous les sièges semblent pris, à moins que... En usant de l'Altération, elle conjure une plante grimpante, qui se met à sinuer autour d'une grande colonnade. Une fois que la liane a atteint son sommet, et que des fleurs blanches ont bourgeonné sur toute sa longueur, elle se met à l'escalader comme un petit singe. Perchée là-haut, elle aura une vue plongeante sur la procession et sur les célébrations.

"Hé ! Moi aussi, je peux monter ?"

Rin se retourne, pour voir un garçon de son âge la regarder depuis le plancher des vaches. Elle lui sourit et acquiesce ostensiblement.

"Bien sûr, allez grimpe !"

Une fois qu'il est arrivé à son niveau, elle lui tend la main pour le hisser sur son promontoire.

"Moi aussi, j'aimerais bien pouvoir faire de l'Altération. T'es une Muna, c'est ça ?" l'interroge-t-il en tentant de reprendre son souffle.

Elle hoche la tête.

"Je m'appelle Rin.

— Et moi Jalang. Merci de m'faire une place."

Rin lui sourit malicieusement.

"Pas de quoi, Jalang ! Tu habites ici ?

— Ouais, un peu plus bas, dans le quartier de la Fosa", dit-il en sortant de sa poche un sachet de chouchous.

"T'en veux ?"

Rin plonge sans attendre la main dans le paquet, en ressort une petite poignée de cacahuètes enrobées de caramel. Elle en croque un, avant de tout fourrer dans sa bouche. Généreuse, elle partage cette sensation avec Orchid, qui fait cliqueter ses mandibules.

"C'est dingue ! Dire qu'on a battu le Kraken ! J'aurais adoré voir ça ! Et puis Kojo en train de le mettre en pièces !"

Rin fait la moue.

"Je sais pas. Peut-être qu'on aurait pu discuter avec lui. Comme Niavhe l'a fait avec Kaibara."

Le garçon secoue la tête.

"Y'avait rien d'autre à faire que de se battre. Il a détruit toute une Province. Il a eu que ce qu'il méritait."

Rin regarde le sol, saisie par une vague de tristesse. Jalang semble s'en apercevoir.

"Pardon. Je voulais pas te blesser", s'excuse-t-il, tout penaud.

Rin chasse ses idées noires et lui sourit de nouveau.

"Toi, tu serais un Bravos, non ?

— Oui, comme Kojo. Ou bien peut-être un Ordis, pour protéger Asgartha !"

Rin se met à rire.

"On comptera sur toi pendant qu'on sera loin d'ici."

Jalang écarquille les yeux.

"Hein ? Tu fais partie des Corps expéditionnaires ?"

Mais avant qu'elle ne puisse lui répondre, des clairons se mettent à vociférer au sein de la place, trompetant de tout leur saoul. Les portes de l'amphithéâtre s'ouvrent, laissant passer la procession dans laquelle elle aurait dû se trouver. Se mettant debout, elle leur fait signe de la main, alors que Jalang se met à l'imiter.

Kojo salue la foule en déglutissant bruyamment. Il devrait avoir l'habitude, après tant de matchs d'Altrun disputés. Mais aucune de ses courses n'avait rassemblé autant de monde. Durant la finale, son équipe avait dû goûter à cette sensation à la fois incommode et grisante. Elle avait dû expérimenter ce qu'il était actuellement en train de ressentir : du trac, du stress, un inconfortable étourdissement.

"Redresse-toi, c'est ton heure, héros."

Gul lui donne un coup de coude dans les côtes pour le faire avancer. Il fait quelques pas, soudain désespérément seul face au dais. Le museau de Booda pousse son genou.

D'accord, pas tout seul. Je sais que tu es là.

Le félin pose sa truffe dans la paume de sa main, comme pour le rassurer. Au-delà des marches escarpées, il peut voir l'auguste silhouette du Basileus, qui tient dans sa main les lauriers des vainqueurs : la Couronne de Cornaline. Kojo déglutit. C'est la plus haute distinction d'Asgartha, portée avant lui par de prestigieux champions et argonautes des temps passés, d'Abelen Sundström à Aroro Niski... Il pose un pied hésitant sur la première marche, son cœur tambourinant fort dans sa poitrine. Est-il vraiment digne de la porter ? Mérite-t-il de se tenir là ?

Non loin, une voix l'interpelle et le fait presque sursauter. En se tournant vers les gradins, il voit Carmela brandir fièrement son poing. À côté d'elle, Uju siffle à tue-tête, alors que Cathal le fustige d'un sourire taquin et railleur. Mais c'est surtout Gault qu'il regarde. Ce dernier pose une main sur son cœur en le regardant avec douceur, comme pour l'encourager. Ils sont tous là, tous ses amis du Blaze de Jusaka...

Ragaillardi par leur présence, il monte avec détermination l'escalier qui le sépare du Basileus. Jamais il n'aurait rêvé pouvoir se tenir en sa présence. Jamais ô grand jamais il n'aurait pensé recevoir cet honneur. Et pourtant... Avkan ruun-Heshkari, le grand architecte de l'Effort de Redécouverte, se tient devant lui, et des milliers de voix scandent son nom...

Le sourire que lui témoigne le souverain rayonne de bienveillance et de fierté. Kojo s'agenouille respectueusement, sentant son cœur battre la chamade. Les yeux clos, il patiente, jusqu'à sentir le cercle être délicatement posé sur sa tête.

Suis-je réellement digne ?

Booda se met soudain à feuler, repris en chœur par la foule qui s'égosille. Partout, des confettis et des serpentins pleuvent depuis les gradins...