Au-delà de l’Horizon

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  • 30 décembre 2024

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6 minutes

393 AC

Le blindé fait une halte soudaine, et Sierra se réveille inopinément de sa sieste. Elle se redresse, descend en hâte de son promontoire et ouvre la trappe du véhicule, lorgnant à l'intérieur avec un soupçon d'inquiétude.

"Ça va là-dedans ?

— Les chenilles sont en train de patiner. Va falloir qu'on checke ça", entend-elle le machiniste hurler depuis l'intérieur de l'habitacle.

"Comme si on avait besoin de ça", finit-il par pester à travers le boucan ambiant.

Elle s'étire, se massant le cou. Elle frissonne, se frictionne les mains. Les températures sont brusquement tombées, au point qu'un panache de vapeur émane de sa bouche à chaque souffle. Étaient-ce les premiers frimas de l'hiver, ou bien entraient-ils dans une zone assujettie à l'idée du froid ? Elle se concentre, appelant Oddball à travers le lien spirituel qui les unit. Elle ferme les yeux, se coupant quelques instants du monde pour entrer en communion avec son Alter Ego.

Elle sent soudain sa présence, au loin, par-delà la crête et les kilomètres. C'est une présence ténue, presque imperceptible, mais il est là, à cheminer dans sa direction.

Tout va bien ?

En réponse, elle entend un trille fluet résonner dans son esprit ; un code en morse, qui lui dit qu'elle n'a pas à s'inquiéter. Elle soupire, rassurée, avant de se tourner vers le sud-est, vers Asgartha, désormais distante de centaines de milles. Elle referme son épais manteau, resserrant la fourrure de son col autour de son cou. Elle tape de ses lames le blindage du tank, et entend résonner trois coups en retour.

"Je vais faire un tour, voir ce qu'il y a au-delà de la saillie.

— Fais-toi plaisir, on bouge pas de là !" reçoit-elle pour toute réponse.

Ok, c'est l'heure de se dégourdir un peu les jambes.

Elle saute au pied du brouilleur et regarde son antenne tournoyer au-dessus de sa tête comme une immense girouette. Tant qu'il fonctionne, il repoussera les effluves de Tumulte qui glissent le long du col, transformant le paysage sur son passage. Tant qu'il est actif, elle sera à l'abri de leurs effets mutagènes.

Elle s'élance dans l'immensité, faisant bien attention où elle pose ses lames. Ici, tout n'est que rocaille et pierres friables, et elle ne manquera pas de se blesser si elle ne se montre pas un tantinet prudente. Pour autant, elle doit se presser. Elle sait qu'Akesha n'est pas loin, et la Magicienne aura tôt fait de transformer la lande en panorama abracadabrant si elle parvient à rejoindre son Alter Ego avant que Sierra ne retrouve le sien.

Il est important qu'elle empêche les Yzmir d'y planter leur drapeau, et qu'elle revendique ce territoire pour l'Axiom. D'après la Guilde des Prospecteurs, il est probable que le sous-sol soit riche en Kélon, et en autres minerais rares.

Au loin, Sierra entrevoit des nappes de nuages rosés dériver sur les pentes, avant d'être brusquement repoussées par les ondes du brouilleur. Dans leur sillage, la pierre se mue en stries lisses et régulières, aux couleurs safranées. L'idée du vent s'exprime subrepticement, façonnant de brèves bourrasques, avant que d'autres idées ne s'y enchâssent. En consultant son moniteur, elle peut voir les mots défiler, tous porteurs de perspectives alarmantes. "Rapetissement" : c'était le risque de se voir réduits à la taille de fourmis ; "Contamination" : la vilaine promesse d'une maladie quelconque ; "Rime" : elle sourit quand ce terme s'affiche, quelque peu séduite par l'idée que tout le monde dans l'équipage se mette à discourir en alexandrins...

Le Tumulte n'était pas très fort ici, et avec un peu de temps, elle parviendrait sûrement à remédier à toutes les conséquences de ces idées fugaces. Mais ce serait une perte de temps. Quoi qu'il arrive, mieux valait ne pas trop s'approcher.

Elle sautille entre les rochers, évitant une flaque exprimant l'idée de "Sueur". Sans façon, elle n'était pas en mesure de prendre une douche, et les salles d'eau de l'Ouroboros étaient de toute façon bien trop loin. Dévalant un escarpement, elle prend de l'élan et bondit par-dessus un rocher pulsant de l'idée de "Monochromie", se demandant à quoi elle ressemblerait si tout ne le monde ne la voyait plus qu'en noir et blanc.

Il y avait quelque chose de vivifiant à esquiver ainsi les idées, à déambuler au milieu de concepts désincarnés, qui attendaient leur heure pour s'exprimer dans le monde...

Alors qu'elle gravit un raidillon abrupt, slalomant entre les nappes de neige teintées de l'idée de "Velours", sa respiration commence à se faire chuintante, et elle ralentit le pas. Encore quelques encablures, et elle sera en haut du talus, en mesure de poser le regard sur l'autre versant. Faisant une pause au milieu de son ascension, elle se retourne vers le blindé, dont la surface a été scarifiée par de nombreuses idées parasites. Ils avaient effectué les opérations de maintenance, et elle avait œuvré de concert avec les équipes techniques pour lui redonner un coup de neuf, mais il ne pourrait pas aller beaucoup plus loin sans qu'elle ne stabilise la route en amont.

Une fois le campement installé, elle s'occuperait des préparatifs du départ. Et demain à l'aube, elle se mettrait en route, en direction d'Oddball. Elle effleure son Alter Ego de sa présence, et la Chimère ronronne en sentant sa caresse. Oddball est en train de traverser des courants de Tumulte, se gorgeant de Mana malgré les fortes turbulences. Bientôt, il y en aura assez pour qu'ils puissent initier leur périple.

Elle farfouille dans son sac et saisit sa gourde, prend une lampée d'eau bien fraîche. Allez, encore quelques mètres... Elle se remet en route, manipulant son Construct pour se teinter de la notion de "Vitesse". Ses enjambées se font plus larges, tandis que le paysage qui défile se floute soudain autour d'elle. Elle fonce à toute berzingue, tandis que ses lames de course cliquettent sur le sol pierreux. Clac, clac, clac, clac. Alors qu'elle scrute la crête, Sierra distingue devant elle une lueur étrange éclairant l'horizon. Peut-être des aurores boréales ?

Elle grimpe enfin sur l'arête acérée, exhalant longuement. Ses yeux s'écarquillent. Devant elle, à perte de vue, le Tumulte souffle, teintant le monde d'un éclat irisé. Dans un monstrueux capharnaüm, vagues après vagues d'ondes mutagènes traversent le paysage, qui en retour se transforme et se recombine de manière erratique. Des rivières se transmutent en éminences rocheuses, des forêts polaires — comme faites de neige ou de coton duveteux — bourgeonnent à l'improviste avant de laisser la place à des gouffres béants...

Et au-delà de ces étendues chaotiques, une montagne se dresse, imposante, magistrale. Son sommet semble couvert de neige, et un anneau grandiose l'encercle, comme une auréole stationnaire... C'est de là que vient l'étrange lumière, d'une fente qui traverse sa cime...

Même de là où elle se dresse, il est clair que le piton est teinté de l'idée de "Neige", de "Gel" et de "Glace". Serait-ce une Oasis, un endroit stable au sein de toute cette tourmente ? Un sourire illumine son visage. C'est comme si le massif s'était manifesté dans le monde rien que pour elle, écho résonnant et rimant avec son nom, comme un appel. Sierra.

Les yeux fermés, elle hume l'air sec et froid, tandis que l'envie de gravir ces contreforts se fait plus prégnante. Ça y est, elle connaît sa prochaine destination...

Soudain, une secousse ébranle son être. Elle ouvre les yeux, alors qu'une alarme résonne dans sa tête. C'est Oddball qui l'avertit du danger. Sur ses gardes, elle scrute les alentours. Aux aguets, elle écoute le message que son Alter Ego est en train de lui transmettre en alphabet morse.

Tsunami.

Elle serre les dents, ses lames crissant sur la pierre.

Fuir, maintenant !

Sierra sent comme une déflagration germer en face d'elle, comme un terrible remous agiter la réalité. Depuis les hauteurs de la montagne cyclopéenne, une onde de choc se déverse sur les pentes, soulevant la neige, faisant se courber la végétation. L'anneau moiré, frappé par la houle sismique, s'étire et se met à luire d'un éclat irisé. Et l'onde continue de s'étendre, ondée concentrique déferlant sur la toundra.

C'est une vague hivernale, qui charrie le blizzard. Elle gèle tout ce qu'elle touche, tout ce qui a la malchance de se trouver sur son passage... Et cette tempête de neige et de glace entremêlée se mue peu à peu, au contact de courants plus chauds, en rugissant raz-de-marée. En roulant sur les plaines, elle drague avec elle mille idées, arrache du Mana, laisse s'exprimer tous ces concepts dans le monde de façon totalement cacophonique.

Et ce déchaînement ne semble pas vouloir s'arrêter…

Elle fait volte-face et saute de son promontoire avant de dévaler aussi rapidement que possible la pente escarpée. Fuir, aussi vite que possible. Elle pianote sur son Construct, transformant le sol et les rochers en poudreuse. Puisant dans le Mana d'Oddball, elle matérialise Skaði. La déesse la saisit au vol et, cheveux au vent, lui fait dévaler les contreforts désormais enneigés jusqu'en bas de la déclivité. Mais l'Altératrice ne s'arrête pas en si bon chemin. Elle invoque autour de son bras un gantelet muni d'un grappin. L'appareil se construit au gré des rouages, des engrenages, des plaques d'acier qui s'enchâssent les uns dans les autres. Elle tire en direction du blindé, et le cordage métallique se déploie en fouettant l'air.

Le crochet agrippe l'une des rambardes, s'arrime fermement. Elle appuie sur le bouton alors que derrière elle, le tsunami roule sur la crête dans un vacarme grondant. Elle se sent soudain tirée en avant, tandis que la corde se tend et s'enroule de nouveau à l'intérieur du gantelet. Elle se propulse pour accompagner le mouvement, laissant Skaði disparaître derrière elle dans une soudaine libération de Mana.

Elle heurte violemment le bastingage du véhicule, se hisse vers la trappe d'entrée et l'ouvre précipitamment.

"Préparez-vous à l'impact !" hurle-t-elle dans le cockpit.

Avant de s'engouffrer à l'intérieur, elle voit du coin de l'œil une tempête d'eau s'abattre dans sa direction. Elle cascade depuis l'arête rocheuse, se fracasse et s'écrase au sein du col, se répand au sein de la gorge comme s'il s'agissait d'un goulot. Alors qu'elle referme le sas, elle conjure l'idée d'"Étanchéité" pour l'insuffler dans le brouilleur, recombinant en toute hâte son Construct.

"Accrochez-vous !"

Les autres membres d'équipage bouclent leurs ceintures, saisissent des poignées ou se protègent la tête. Sierra se sangle sur un siège, essayant d'invoquer l'idée d'"Amortissement".

La vague percute le blindé comme un géant giflerait une souris. Vacarme et fracas. Le monde qui tourneboule, comme un tamis rotatif. Appareils et objets bringuebalent au sein de l'habitacle.

Quelque chose heurte le crâne de Sierra, faisant bourgeonner une vive douleur dans sa tempe. Craquements sourds, cris et vociférations stridentes s'entremêlent. C'est un ouragan furieux, entrecoupé de violents chocs. Son épaule heurte la paroi, la laissant sonnée.

Le blindage se gondole à chaque impact. Des écrans se décrochent tandis que des gerbes d'étincelles éclatent partout dans le cockpit. Partout autour, des idées parasites se mettent à éclore. Des épines diaphanes hérissent la baie de navigation ; la station radio se couvre de givre avant de se transmuer en amas de plumes de paon.

Bruit et fureur. Une flasque se transforme en truite, l'échelle se pare de l'idée de "Souplesse" et se met à tanguer comme un enchevêtrement de spaghettis. Folie. Cyclone. Vertige.

Puis le noir du néant.

Elle se réveille en sursaut, puis se met à éructer, saisie d'une forte quinte de toux. Une fumée âcre est en train de se diffuser dans le véhicule, obscurcissant sa vue. Elle tente de bouger, seulement pour sentir une indicible douleur se répandre subitement à travers tout son corps. Désorientée, elle sent le sang tambouriner dans son crâne. Elle est suspendue tête en bas, ligotée à son siège. Meurtrie, couverte de contusions, elle s'ausculte en hâte. Quelques bleus et plaies, peut-être aussi des côtes cassées...

Elle se décroche et chute sur le plafond, secouant la tête. Dehors, le tumulte semble s'être calmé. Elle entend un gémissement et se dirige vers le blessé, ôte ses sangles pour l'abaisser le plus doucement possible. Le copilote est quant à lui inconscient, mais encore vivant. Plus de peur que de mal...

"Tu veux entendre une blague de construction ?" déblatère soudain l'officier radio.

"Hein ?" réagit-elle sans comprendre, déboussolée par cette blague totalement déplacée.

"Bouge pas, je travaille encore dessus", ricane-t-il incontrôlablement.

Mais en le regardant attentivement, elle voit que ses yeux semblent apeurés, qu'il ne semble pas non plus comprendre ce qui lui arrive.

"Que fait la lune quand elle en a marre de la soirée ?"

L'idée de l'"Humour" s'est greffée sur lui.

"Elle s'éclipse, haha !" rigole-t-il entre deux crises de douleur.

Elle soupire et se dirige vers la trappe, écartant de la main l'échelle devenue pelotes de lianes. Elle tourne la valve pour débloquer le mécanisme, martèle la porte pour la faire s'entrouvrir. Après plusieurs coups appuyés, cette dernière s'ouvre, tandis qu'un froid mordant et de l'eau se propagent au sein de l'habitacle. C'est toujours mieux que de mourir asphyxiés...

Elle agrippe la mallette de secours, rampe dans quelques centimètres d'eau glacée pour sortir du blindé. Elle se redresse, frigorifiée, et se met à tousser, crache dans la neige pour s'éclaircir la gorge. Autour d'elle, l'eau stagnante est en train de geler à vue d'œil, se parant de motifs fractals. Elle escalade le véhicule retourné. Ce n'est plus qu'une carcasse, bonne à mettre à la casse.

Alors qu'elle grelotte, elle pose la mallette et entreprend de l'ouvrir de ses doigts tremblants. Elle en retire le pistolet de détresse, y insère une munition. Transie de froid et claquant des dents, elle lève le bras et appuie sur la gâchette.

La fusée éclairante transperce le ciel, chuintant dans les airs. À cette distance, Akesha verra sûrement le signal de détresse... Luttant contre l'envie de se remettre à l'abri, elle envoie une pensée rassurante en direction d'Oddball. Lui aussi a survécu, amoché mais encore en état de marche.

Sierra se tourne en direction de la montagne, encerclée par le Tumulte. La jeune mécanicienne se rend compte, en cet instant, à quel point Caer Oorun était encore préservé de ses affres. Jusque-là, ça n'avait été qu'une promenade de santé, toutes proportions gardées. En face d'elle se mouvait le vrai Tumulte, implacable, impitoyable... Comment donc les Nomades de Tumulte étaient parvenus à survivre dans de telles conditions ? Quel avait dû être leur calvaire...

S'emmitouflant dans son épais manteau, elle s'apprête à descendre du châssis éventré pour se mettre en sécurité. Mais soudain, au loin, elle voit une pluie d'étoiles inversée s'élever depuis le sol, comme un facétieux feu d'artifice. Seulement quelques kilomètres de distance, quelques heures au plus à attendre... Sierra soupire de soulagement.

Puis, manipulant son Construct, elle invoque la Petite Fille aux Allumettes pour que sa chaleur puisse bannir un peu le froid.