Basira & Kaizaimon
Lore
9 février 2024
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Basira était encore jeune quand les Bravos montèrent une expédition pour tenter de réinvestir le Cebir. Cette citadelle, érigée en 327 AC au sein de la Terra Incognita, était censée être un premier avant-poste, une première base avancée pour réexplorer le monde. Mais les conditions de vie étaient telles que les Bravos durent l'abandonner seulement deux ans après sa construction. Cette capitulation fut un douloureux revers pour les Bravos. Revenir la queue entre les jambes fut un profond déshonneur pour la Faction, mais aussi pour l'Ordis, qui avait investi des fonds colossaux dans l'entreprise, et dont les architectes avaient activement participé au projet.
Pour de nombreux Bravos, il était impensable de rester sur une telle défaite. C'est pourquoi, en 352 AC, une Compagnie Bravos — le Stylet d'Esvander — se mit en branle pour reconquérir la forteresse, avec l'assentiment d'autres capitaines de Havre. Du haut de ses dix-neuf ans, Basira trouvait que c'était une mission parfaite pour prouver sa valeur, et elle fit des pieds et des mains pour faire partie de l'équipée. Elle s'était donné une mission, et depuis son enfance, une colère sourde bouillonnait en elle. Un sentiment irrépressible de vengeance qui ne l'avait jamais quittée et qui la motivait à se donner toujours plus. Son acharnement porta ses fruits, et la jeune femme put prendre place sur l'un des drakkars de sa Faction.
Basira faisait partie des pupilles du Kurung, la caserne de la capitale. Mais cela n'avait pas toujours été le cas... Elle n'était âgée que de sept années quand le Léviathan Cingula revint en Asgartha. Tous les quatre-vingts ans, la scolopendre volante perçait les nuages, ses ailes titanesques emplissant l'air d'une vibration funeste. Elle venait se nourrir dans la péninsule de façon cyclique, dévorant du Mana en de telles quantités qu'elle causait des instabilités au sein du monde. Mais depuis le temps, les Asgarthi savaient qu'elle revenait à date quasi fixe, et ils étaient prêts à défendre leurs terres.
Déracinée, meurtrie par la perte de sa famille, Basira était une fillette colérique et révoltée. Elle se battait fréquemment avec les autres pensionnaires de l'orphelinat et tenait tête au personnel. La terreur — celle qui la réveillait en sanglots au cœur de la nuit — s'était muée en une rage de chaque instant. Ce n'est que lorsqu'un aventurier Bravos la prit entre quatre yeux que les choses changèrent pour elle. Le vétéran lui demanda quelle était la cause de sa colère, de sa défiance envers le monde. Et la réponse était simple : Cingula. Le monstre qui lui avait tout pris.
Il lui mit alors une épée de bois dans la main et lui montra un mannequin de paille. Elle devait canaliser sa colère, la tourner vers un objectif. Il lui suffisait d'imaginer Cingula, de se voir en train de l'affronter... Elle rétorqua que le Léviathan ne reviendrait que des décennies plus tard, qu'il lui était impossible de le combattre. Mais le Bravos haussa les épaules, lui répondant qu'il n'y avait alors qu'une seule solution : aller au sein du Tumulte pour dénicher la créature. Basira écarquilla les yeux. Jusque-là, elle ne pensait pas cela possible. Mais qu'est-ce qui l'en empêchait, après tout ? Elle se mit à frapper le mannequin, encore et encore. Elle le traquerait au-delà de l'horizon s'il le fallait.
C'est forte de ce souvenir que Basira se tenait près du bastingage. Quand les vagues frappèrent la coque du navire, quand les embruns fouettèrent son visage, Basira sentit l'excitation monter : celle de participer à un périple historique qui la couvrirait de gloire. Les embarcations filaient sur l'eau, transperçant la houle. En regardant ses camarades, ses sœurs et frères d'armes, elle avait le sentiment que rien ne pourrait les vaincre, que rien ne pourrait leur résister... Mais c'était là une cruelle et amère illusion, comme elle le découvrirait à ses dépens...
Les deux drakkars de la Compagnie n'eurent pas de mal à rallier le Cebir. Les conditions de navigation étaient clémentes et le Tumulte ne semblait pas aussi puissant qu'escompté. Les bateaux accostèrent sans encombre près de la citadelle. Si certains courants de Tumulte avaient altéré les murs d'enceinte, l'intégrité physique de l'édifice n'avait que peu souffert du passage des années. En cet instant, l'expédition ressemblait à une simple promenade de santé. Mais Cingula était là, quelque part au sein de ces immensités. Et cette expédition était un pas de plus vers l'accomplissement de sa vengeance.
Mais ce qu'ils découvrirent au sein du Cebir leur fit froid dans le dos. La salle commune avait été transformée en laboratoire d'expérimentation. Des diagrammes ésotériques couvraient les murs. Des cages renfermaient des ossements de créatures étranges. Il y avait sur les tables des fioles et des alambics, des erlenmeyers, des brûleurs, des burettes et des éprouvettes. Basira écarquilla les yeux et se mit à explorer les environs tandis que les autres Bravos se rendaient dans la cour intérieure pour décharger les cargaisons de vivres et de matériel. Elle grimpa sur la plus haute tour dans le but de scruter les environs.
Positionnés en formation défensive, les aventuriers luttèrent de toutes leurs forces. Mais pour chaque entaille qu'ils réussissaient à infliger au monstre, ses lourdes pattes griffues martelaient les boucliers, envoyaient quelques-uns d'entre eux au tapis. Sur ordre du capitaine, les Bravos resserrèrent les rangs. Et pendant quelques instants, ils crurent que la victoire pouvait être acquise. Jusqu'à ce qu'une ombre tombe du ciel.
Un nouveau monstre fondit en piqué vers les explorateurs. Celui-ci avait aussi une tête de lion, mais elle était parée d'ailes de chauve-souris. Sa queue était quant à elle celle d'un scorpion, terminée par un dard luisant. La nouvelle créature crachait un filet d'acide qui faisait fondre armes et protections... Pris en étau entre le venin et la flamme, les Bravos n'eurent d'autre choix que de battre en retraite. Mais les abominations n'étaient pas résolues à les laisser partir...
Un à un, les Bravos tombèrent. Les lignes de défense furent éventrées. Basira se mit à courir aussi vite qu'elle le put. Quelque part, elle entendit les vociférations d'une radio de la Guilde des Artificiers. Quelqu'un appelait au secours et demandait des renforts. Elle se mit les mains sur les oreilles pour ne pas entendre le fracas de la bataille, les cris de ses compagnons... Elle se réfugia sur l'un des drakkars, terrifiée. Il n'y avait plus personne. Personne pour la secourir. Personne pour la sauver...
Les monstres se dirigèrent vers elle, bondirent sur le frêle navire. Leurs griffes tailladèrent le bois des embarcations, les firent couler dans les eaux gelées du fjord. Basira leva un bouclier pour s'en servir comme abri. Les échardes et les morceaux de bois rebondirent sur sa surface. Quelques coups de griffes raclèrent le métal, y découpant de profondes entailles... Mais nul abri ne pouvait la protéger de l'eau. Elle s'enfonçait inexorablement, claquant des dents, tremblant de tous ses membres.
Basira fut aspirée par les courants créés par les navires. Son corps lourdement armuré chuta vers le fond comme une pierre. Au-dessus d'elle, elle vit les créatures disparaître, et elle comprit que c'étaient des Eidolons, qu'ils avaient été matérialisés par quelqu'un… mais qui ? Qui voulait leur mort ? Qui voulait que l'expédition échoue ainsi ? Prise de panique, elle tenta de retirer son harnachement, mais ses doigts étaient engourdis, de même que tout son corps. L'obscurité la recouvrit de son voile, et elle sombra dans l'inconscience.
Elle se réveilla sur la berge, encore trempée. Mais une présence chaleureuse l'enveloppait, empêchant son corps de se frigorifier. Elle s'aperçut que c'était la Chimère qu'elle avait libérée. Cette dernière s'était transformée en tatouage et se mouvait sur son corps, émettant des vagues de chaleur et faisant fondre autour d'elle la neige et la glace. Même si elle eut du mal à comprendre ce qui se passait, elle ne pouvait qu'être reconnaissante de ce qu'elle faisait pour tenter de la garder en vie.
Les heures et les jours se succédèrent. Basira était épuisée, à bout de forces. Mais elle tint bon jusqu'à l'arrivée d'un aérostat de l'Ordis. Les soldats de l'Aegis la hissèrent sur la barge et lui offrirent de quoi manger. Tandis que l'aérostat stationnait près des côtes, on la questionna longuement sur les événements des jours passés, sur la raison et la nature de l'attaque. Mais c'étaient des questions auxquelles elle n'avait que des réponses partielles. Après deux jours à attendre d'autres potentiels survivants, l'Aegis décida à contrecœur de repartir vers Asgartha pour mettre à l'abri l'unique rescapée.
Le retour en Arkaster fut malaisé pour la jeune Bravos. Chaque nuit, elle se réveillait en sursaut et en sueur, revivant inlassablement le désastre du Cebir. Elle imaginait que les monstres étaient revenus pour finir le travail, qu'ils la traquaient, car ils connaissaient désormais son odeur. À chaque fois, la créature du Tumulte bougeait sur son corps comme une estampe animée, cherchant peut-être à la distraire ou la consoler. Chaque matin, elle se réveillait grelottante et fébrile.
Pourquoi était-elle encore en vie, alors que tant d'autres avaient péri ? Elle ressentait une culpabilité terrible, et avait le sentiment que tous lui en voulaient de s'en être sortie. À deux reprises, elle avait survécu... La convalescence fut longue et ardue. Ses blessures physiques s'étaient depuis longtemps refermées, mais celles de son âme étaient encore vives et sensibles. En permanence en proie à la terreur et à l'effroi, elle mit du temps à accepter. Accepter que tout cela lui était vraiment arrivé. Accepter que ce n'était pas sa faute...
C'était comme si le sort s'acharnait sur elle, comme si le monde lui en voulait. Elle quitta la capitale pour mener une existence quasi solitaire, offrant ses services de-ci de-là aux communautés qui avaient besoin de son aide. Elle officia de longues années en Caer Kettria, empêchant l'extension du Fagn et profitant de la proximité des Muna pour enfin faire la paix avec elle-même... Partout où elle allait, Kaizaimon, sa Chimère devenue son Alter Ego, l'accompagnait. Elle n'avait jamais su pourquoi il avait décidé de rester avec elle de la sorte. Sa dette avait depuis longtemps été payée. Mais elle lui était reconnaissante d'être demeuré auprès d'elle.
Elle fonda aussi une famille, avec un Muna du nom de Filiki, qui était en tout point son contraire. Là où elle était irascible, il était posé et patient. Là où elle était cynique et réaliste, il avait un tempérament rêveur. Ils eurent quatre enfants ensemble, deux garçons et deux filles. Et pendant de nombreuses années, Basira mit sa douleur et sa fureur de côté, espérant peut-être qu'elles ne rejailliraient jamais. Le temps s'écoula, au gré du lent passage des saisons. La jeune aventurière était devenue une sage combattante. Et il lui semblait que rien ne pouvait mettre un terme à cette parenthèse...