Auraq & Kibble

Articles
  • Lore

  • 22 février 2024

Temps de lecture

9 minutes

Quand il s'assied en face de son miroir et commence à apposer du maquillage sur son visage, Auraq prend petit à petit vie sous ses traits de pinceaux. Provocatrice, audacieuse, extravagante et si... sexy. Derrière ce masque, les frontières se brouillent et les carcans se brisent. Il fait voler en éclats les cases pour se sentir libre d'être qui il souhaite, sans se conformer aux codes et aux normes. C'est un sentiment libérateur de troquer un visage contre un autre, de changer de persona le temps d'une soirée ou d'une représentation. Par ce biais, il n'y a plus aucune convention qui tienne. En faisant tomber les barrières, elle se met à exister sans filtre. Son corps est un canevas vierge, un vecteur d'expression, qu'elle vient peindre et transformer à sa guise. Elle est une œuvre d'art faite chair, éblouissante et, paradoxalement, sans fard.

Quand il était enfant, Awmar adorait les costumes que son père confectionnait pour sa troupe. Il y avait de tout : des armures en carton-pâte, des atours de nobles, tout en dentelles et entrelacs délicats... Les yeux pétillants, il regardait les comédiens revêtir tour à tour des costumes de paysans, de palefreniers, de dames de cour ou de nymphes, et basculer d'un rôle à un autre comme s'ils enfilaient des peaux différentes ou se débarrassaient de mues. Il les aidait du mieux qu'il pouvait, en fermant leurs boutons, en rangeant les accessoires, en pliant les tenues dont ils devaient se délester en hâte. À chaque production, l'effervescence de la scène l'emplissait d'une excitation sans commune mesure.

Mais rien n'égalait le bonheur de regarder sa mère jouer. Il l'observait en secret, depuis les coulisses, interpréter le rôle de princesses et reines majestueuses, de mégères inquiétantes, de guerrières formidables... Quand elle ne mettait pas l'une de ses perruques, sa chevelure blonde étincelait sous les feux de la rampe, comme une cascade d'or aux reflets flamboyants. En puisant dans son Ignescence, elle captivait la foule, se parait d'auras tantôt sublimes, tantôt lugubres. Sa flamme intérieure brûlait comme la fournaise d’un soleil, et nul ne pouvait détourner les yeux. Par sa voix hypnotique, son teint d'albâtre, sa gestuelle précise et élégante, elle ensorcelait son auditoire, le charmait pour ne jamais lâcher prise.

Mais comme le feu flambe et ne laisse que des cendres, ses représentations la laissaient comme vidée de toute vie. Pendant des heures voire des jours, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même, tant elle se donnait pour son art et pour le ravissement des spectateurs. Bien sûr, Awmar et son père faisaient tout leur possible pour lui laisser du temps pour se remettre. Mais au fur et à mesure des années, son état de santé général ne faisait que décliner. C'était le lot de nombreux Altérateurs Lyra : ils se nourrissaient de l'énergie d'autrui, mais devaient tout autant pomper dans leurs propres forces vitales. Et s'ils ne faisaient pas attention à leurs limites, ils pouvaient se consumer, voire dépérir...

C'est hélas ce qui arriva à la mère d'Awmar. Durant une répétition, exsangue et flétrie, elle perdit connaissance. Il se précipita pour la soutenir, l'évacuer de la scène et l'allonger dans leur roulotte. Alitée, le teint blême et souffreteux, elle sombra dans une langueur que rien ne vint soulager. Son père la veilla de nombreuses heures, épongeant son front fiévreux et cherchant à rallumer sa flamme. Mais du côté de la troupe, le temps venait à manquer. Ils avaient une pièce de théâtre prévue ce soir-là, sans personne pour remplacer le rôle principal féminin. C'est pour pallier ce manque qu'Awmar se proposa de se substituer à elle. Il l'avait vue jouer plus de mille fois. Il connaissait par cœur toutes ses répliques, toutes ses intonations.

Pris par l'urgence, le Berger de la caravane accéda à sa requête, et il monta sur scène, prenant la place et les rôles que sa mère devait tenir. Ce soir-là, après qu'Awmar eut dit sa dernière ligne, le public salua sa performance, et il absorba les vivats de la foule comme des vagues imprègnent la grève. Il écouta déferler les tonnerres d'applaudissements, tandis que son cœur battait à tout rompre. Chargé d'adrénaline, il se précipita vers sa caravane, impatient de partager son triomphe avec ses parents. Mais quand il ouvrit la porte de la roulotte, il vit les yeux de son père, baignés de larmes. Il vit le teint de porcelaine de sa mère, terne et cendré. Elle gisait immobile, le visage inexpressif, lui qui reflétait d'habitude mille émotions...

Il se laissa choir sur les marches de la roulotte, sentant un gouffre s'ouvrir en lui. Alertés par ses sanglots, les autres comédiens de la troupe approchèrent, la mine sombre et consternée. Alors qu'ailleurs, des feux d'artifice crépitaient dans le ciel nocturne, les femmes et hommes du Clan partagèrent leur peine et leur deuil. La célébration s'était muée en chagrin. Mais malgré toute cette sollicitude et ces attentions, Awmar ne pouvait s'empêcher de ressentir de la culpabilité. Il avait été si sûr qu'elle se remettrait, que son état ne durerait qu'un soir. Il n'avait pas été là quand elle avait rendu son dernier souffle. Pire que cela, il lui avait ravi la gloire, le fantasme de mourir sur scène...

Durant de nombreuses semaines, il ressassa sans cesse ces pensées funestes. Même quand le Clan chemina vers une Singularité de Tumulte pour confier le corps de sa mère à ses courants transformateurs, le poids de la culpabilité pesait lourdement sur ses épaules. Malgré le danger, il insista pour faire partie du cortège qui allait emmener sa dépouille vers le cœur du Tumulte pour qu'il y soit transmué. Ils avancèrent ainsi vers les ondes moirées, et déposèrent son corps à la lisière de la Singularité. Mais alors qu'il allait se détourner, une créature étrange émergea du Tumulte pour venir renifler la dépouille de sa mère.

La présence de Kibble — nom qui lui fut donné à cause de son amour pour les croquettes — permit à Awmar de remonter doucement la pente. Suite à cela, il se démena pour reprendre les rôles laissés vacants par sa mère et leur faire honneur. En se consacrant à leur interprétation, il avait le sentiment qu'il lui rendait hommage, à elle qui avait tout sacrifié pour qu'ils puissent prendre vie. Chaque fois qu'il montait sur scène, il se tournait vers le firmament, dans l'espoir que sa mère le regardait. Il souhaitait la rendre fière. Et plus qu'à de simples personnages, c'était aussi à elle qu'il souhaitait donner vie, le temps d'une représentation, d'une soirée enfiévrée. Par son entremise, il lui semblait qu'elle continuait d'exister dans le monde, à leurs côtés.

Mais Awmar y trouvait aussi son compte. Sur scène, il n'y avait pas de honte à être triste ou exalté, maladroit ou benêt. Il n'avait pas à être lui-même, et en même temps, il pouvait être bien plus. Il pouvait être, tout simplement, sans risque de jugement. Être, sans devoir se conformer à ce que le monde attendait de lui. En parallèle, ses prestations lui ouvraient petit à petit les portes de la célébrité. Par le biais du bouche à oreille, elles gagnaient en visibilité, et les critiques étaient de plus en plus élogieuses sur ses performances à la fois grandiloquentes et touchantes, pleines de verve et d'émotions. Au gré du temps, son répertoire se fit plus burlesque. Lui qui, au départ, n'avait pour but que de reproduire le talent de sa mère rêvait de plus en plus de prendre son propre envol.

C'est ainsi que la persona d'Auraq vint à naître. Plus qu'un simple nom de scène, elle était tout ce qu'Awmar n'était pas, tout ce qu'il ne se permettait pas d'exprimer dans la vraie vie. Elle se fichait des conventions et n'avait que faire du regard des autres. Par son biais, il pouvait se permettre des attitudes que jamais il n'aurait osé imposer à autrui dans d'autres contextes. Séductrice là où il était effacé, spontané là où il tournait plusieurs fois sa langue dans sa bouche, Auraq était une bouffée d'air frais, un alter ego qui lui permettait de lâcher prise, de ventiler les frustrations du quotidien. Et Kibble adorait quand Auraq prenait le relais, toujours partante pour l'accompagner quand elle sortait de sa loge.

Mais si Awmar restait attaché à la vie nomade, Auraq, quant à elle, désespérait de connaître le frisson de la scène urbaine. Elle se voyait déployer ses talents au sein de la capitale, que ce soit à l'Astoria ou au Rossignol, et pourquoi pas à l'Étincelle ? Un soir, en mettant à profit ce que sa mère lui avait enseigné de l'Altération, elle invoqua son Eidolon pour pouvoir discuter avec elle. Auraq lui raconta ce qu'elle ressentait, ce que la scène voulait dire pour elle. Elle lui donna des nouvelles de son père, des autres voyageurs de la caravane... Et tout du long, sa mère l'écouta parler de tout et de rien. Revêtue de sa tenue de reine, son front serti d'une tiare de diamants, elle avait l'apparence de ses beaux jours. Elle était sublime.