Afanas & Senka
Lore
13 février 2024
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Quand il se réveillait le matin, Afanas avait pris l'habitude d'entrebâiller la porte de sa chaumière et de regarder son père s'entraîner. Korovin tournoyait autour du mannequin de frappe telle une silhouette sombre dansant dans la brume. Le spadassin Bravos frappait encore et encore l'épouvantail de paille dans un déchaînement de coups précis et sonnants, sous le regard fasciné de son fils aîné. Korovin était un vétéran qui avait affronté de nombreux Léviathans, et Afanas se régalait de ses histoires quand il revenait d'une traque. Lui et sa compagnie partaient de longs mois pour repousser les assauts saisonniers de ces monstres gigantesques, tout ça pour protéger Asgartha.
Leur airship fendant les nuages pour se rapprocher de la bête ; tous les harponneurs à leur poste, pointant leur baliste vers le Léviathan qu'ils poursuivaient ; le sentiment de camaraderie, voire de famille, qui les animait... Afanas ne pouvait qu'imaginer ces scènes de chasse, mais il était résolu à embarquer un jour pour les vivre à son tour, et aussi peut-être pour enfin mériter l'attention de son père. Plus que ses frères et sœurs, il aspirait à reprendre le flambeau de Korovin pour enfin quitter la morne quiétude de son existence de paysan. Ryang, sa mère, ne le savait que trop bien, et s'était résignée à le laisser partir pour Havre quand le moment serait venu.
Quand il fut en âge de s'entraîner, son père commença à lui apprendre les rudiments des arts martiaux à un rythme soutenu et rigoureux. Levers aux aurores et repas frugaux, courses d'endurance et katas exigeants... Ces tâches répétitives vinrent battre la mesure de la vie du jeune Afanas, et il sua sang et eau pour se montrer digne de son père. Un jour peut-être, un Bravos le prendrait sous sa tutelle pour l'emmener en Havre, le Bastion de la Faction, où il pourrait combler ses lacunes et devenir officiellement l'un des leurs.
Mais une décision de Korovin changea tous ces plans. Le combattant supportait de moins en moins les périodes d'oisiveté en Caer Kettria, trépignant de repartir en campagne. Lorsque les Bravos annoncèrent le départ d'une expédition au-delà des murs d'Asgartha, des décennies avant l'annonce de la constitution des Corps expéditionnaires, Korovin se porta volontaire pour émigrer vers ces contrées lointaines, encore soumises au Tumulte. Il avait enrôlé sa famille pour qu’ils aillent s’installer dans une forteresse à peine construite, le premier avant-poste d'une tentative de reconquête du monde : le Cebir.
Même si elle fut heurtée par cette décision lourde de sens, Ryang accepta l'arbitrage de son époux sans rechigner. Après des mois de préparation, les membres de la famille se mirent en route, empaquetant tout ce qu'ils pouvaient conserver de leur ancienne vie dans une simple carriole. Ils embarquèrent depuis Arkaster vers l'occident, vers cette province perdue autrefois appelée Caer Oorun. Quand Afanas vit les voiles de leur frégate se gonfler de vent et filer vers le lointain, son cœur se mit à battre la chamade. Ils étaient en train de suivre la route prise par la célèbre exploratrice Abelen Sundström il y avait désormais soixante années de cela...
Les jours passèrent tandis que les températures chutaient inexorablement. La côte qu'ils longeaient se recouvrit de neige et de glace, et de petits icebergs se mirent à heurter la coque du navire. En s'enfonçant dans les terres au gré de fjords étroits, ces îlots de glace devinrent plus massifs et dangereux, rendant la navigation plus périlleuse. Fort heureusement, ils allaient bientôt arriver au Cebir, la citadelle bâtie par les Bravos et les architectes de l'Ordis. Ce n'était plus qu'une question de jours ou d'heures. Ils allaient enfin pouvoir se réchauffer près de l'âtre et faire fondre la glace incrustée dans leurs vêtements.
Afanas vit les eaux noires se refermer sur le corps de son père. Il dut hurler à ce moment-là, mais le vacarme était tel que lui-même n'entendit pas le son de sa propre voix. C'est alors qu'il contemplait l'écume tourbillonnante que le navire se fendit en deux avant de se disloquer entièrement. Des échardes volèrent tandis que la charpente se tordait comme des brindilles que l'on brise. Soudain, le garçon éprouva une violente douleur au niveau de son œil. Alors qu'il se tenait le visage, les tentacules tirèrent la frégate vers les tréfonds, sans que rien ni personne ne puisse l'en empêcher. Les eaux glaciales enveloppèrent Afanas tandis que ses cris s'étouffaient dans l'obscurité des mers gelées. Il y avait dans l'eau des effluves écarlates.
C'est à cet instant qu'il le vit flotter au milieu des eaux. C'était un mage, et le Kraken se dressait derrière lui sans l'attaquer, comme s'il le craignait, comme s'il lui était inféodé. Il portait un masque d'albâtre aux traits lisses et inexpressifs. Son manteau, battu par les vents, était recouvert de liserés fleuris... des chrysanthèmes dorés veinés de rouge. La silhouette contempla le navire s'abîmer avant de disparaître dans un tourbillon violacé, comme s'il n'avait jamais été là, comme s'il n'avait été qu'illusion. Et derrière lui, le Kraken, les yeux brillants et sanguinaires, se retira suite au carnage, satisfait du mal qu'il avait causé...
Alors qu'il luttait contre le froid et les courants marins, Afanas vit qu'un compartiment de métal entraînait l'arrière du bateau vers le fond. Dans une tentative désespérée de stopper cette descente et sauver ses proches, il tira sur le catafalque, espérant le décrocher du reste du navire. Afanas y mit toutes ses forces, banda autant que possible ses muscles engourdis. Mais le cercueil de métal avait été abîmé par les assauts du Kraken, et se fendit en deux au lieu de se détacher. Une ombre sinueuse s'en échappa, spiralant autour du jeune homme qui perdait peu à peu connaissance. L'ombre vivante planta ses serres dans les bras d'Afanas, et ce dernier se sentit soudain s'envoler.
Quand il reprit conscience, il était allongé sur un matelas posé non loin d'un feu crépitant. Une figure se pencha sur lui pour l'ausculter et retirer les bandages ensanglantés qui couvraient la partie droite de son visage. C'était un vieil homme, qui lui révéla s'appeler Qaasin. Ce mage Yzmir avait finalement mis en déroute le Kraken avant de repêcher le corps inanimé du jeune aspirant Bravos. Malheureusement, le reste de l'équipage, ainsi que toute sa famille, n'avait pas survécu au naufrage.
Quand les Muna parvinrent à recréer la cérémonie du Musubi, Afanas fut l'un des premiers à se porter volontaire pour se lier avec sa Chimère. Il avait besoin d'elle pour parcourir le Tumulte à la recherche du Sorcier au Manteau de Chrysanthème. L'oiseau de nuit survola inlassablement les terres altérées, et Afanas regardait à travers ses yeux en quête du moindre indice. Par son entremise, il visita le Cebir et fit sens des expérimentations qui y avaient été menées. Le mage — était-il Yzmir renégat ou autodidacte ? — ne s'encombrait pas des restrictions de sa Faction, s'adonnant à des recherches ésotériques contre-nature...
Et plus le temps passait, plus Afanas avait la certitude que son ennemi de toujours avait un plan, un objectif sibyllin et sordide, allant contre les intérêts de la civilisation asgarthi. Il lui semblait qu'une course contre la montre avait été lancée il y a des décennies de cela, dont on attendait encore de voir les répercussions. Le sorcier était une menace évidente, comme il l'avait prouvé par le passé, et il lui fallait le stopper coûte que coûte...
C'est durant l'une des explorations de Senka que l'oiseau se retrouva nez à nez avec le sorcier. Il tourna son masque dans sa direction, écartant les bras en signe de salut. À des lieues de là, Afanas serra les poings. Il était enfin là, en face de lui. Après toutes ces années, il avait enfin la preuve qu'il n'avait pas rêvé, qu'il existait bel et bien. Le sorcier s'adressa à lui directement, sa voix tonnant dans son esprit. Il l'exhortait à le rejoindre dans le Tumulte s'il l'osait. Il serait là, à l'attendre, pour lui offrir son dû.
Afanas ouvrit les yeux, les traits défigurés par la rage. Oui, il s'enfoncerait au sein de la Terra Incognita. Il pouvait compter dessus. Il prendrait part à l'Effort de Redécouverte dans le but de le pourchasser. S'il ne lui restait que peu d'années à vivre, il les dédierait entièrement au fait de le débusquer, afin de lui faire mordre la poussière une bonne fois pour toutes...